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22 janvier 2011 6 22 /01 /janvier /2011 20:18

Ce chapitre contient les éléments suivants, tous consacrés au 141e RIA et à la campagne de 1939-1940 et publiés pendant la deuxième guerre mondiale, dans l’Alpin, bulletin de l’amicale de ce régiment :

+ Carnet de route de la 6e compagnie, 2e bataillon du 141e RIA, commandée par Jean Pétré.

+ Les journées des 16, 17 et 18 mai 1940 au PC du 141e RIA, par le colonel Granier.

+ La journée du 24 mai 1940 au PC du 141e RIA, par le colonel Granier.

+ Pensons-y toujours, par le capitaine Jean Pétré.

+ La journée du 7 juin 1940, discours du colonel Granier.

 

 

Carnet de route de la 6e compagnie,

2e bataillon du 141e RIA,

commandée par le

capitaine Jean Pétré

 

Publié dans l’Alpin du 141, bulletin de l’Amicale régimentaire du 141e RIA

du n°9 du 1er juin 1942 au n°21 du 1er juin 1943

  

 

Commandant de Buyer 1940Le capitaine Pétré en 1940 et le commandant de Buyer qui sera tué en juin 

 

 

 

La «drôle de guerre»


Nos débuts

C'est le dimanche 27 août 1939, que nous nous sommes rencontrés au lycée de la rue Thomas, à Marseille. La veille, l'affiche convoquant le fascicule n°5 avait paru. Rapidement, la 6e compagnie se forme, sous le commandement du capitaine Laurent, avec comme chefs de sections, les sous-lieutenants Lavaux, Sauer, Audibert et l'adjudant-chef Stéfani. Le 2e bataillon est commandé par le commandant de Buyer, avec, comme adjudant-major, le capitaine Pétré.

Le 1er septembre, nous apprenons l'entrée en guerre de l'Allemagne. Le lendemain, samedi, nous prenions le train à la gare des Abeilles, pour arriver le soir à Cannes-La Bocca.

Le dimanche 3 septembre, jour de la déclaration de guerre, nous continuions la série des «heureux» dimanches de notre histoire par la marche mémorable sur Châteauneuf-de-Grasse. A Châteauneuf, où nous pensions rester peu de temps, nous nous sommes, petit à petit, installés presque confortablement. Nous avons acquis notre entraînement à la marche en allant vers Grasse, vers Gourclon, vers les Gorges du Loup. Nous avons tiré à la Sarrée et manœuvré sur le terrain d'Opio. Et nous avons été heureux, malgré quelques frictions avec la population pour des histoires de cantonnement ou de... vendanges et aussi quelques incidents dus à des permissions trop «spontanées». On parlait d'«hiverner» là. Le 10 octobre, le capitaine Pétré prenait le commandement de la compagnie, et le sous-lieutenant Galy remplaçait le sous-lieutenant Audibert.

Et brusquement, le 18 octobre, nous prenions le train à Grasse, pour une destination évidemment «inconnue».

 

Sur le front de Lorraine

Donc, le 15 octobre, à 10 heures, nous quittions Grasse. Le soir, nous passions en gare de la Blancarde où de nombreux camarades ont pu voir leur famille. Le 19 au matin, nous étions à Lyon. Et le 20, nous débarquions à Arzwiller, la première gare après Sarrebourg, dans la Moselle. Une fraîcheur brusque et une petite pluie froide nous faisaient trop nettement sentir que nous avions changé de climat. On débarqua sous la pluie, en se mettant, rapidement, dans les bois, pour éviter l'aviation ennemie. Première sensation de guerre. Et c'est toujours sous la pluie que nous avons gagné notre cantonnement de Bourcheid, village triste, à la population rare et «fermée». Pluie, neige, froid et boue. La compagnie est cantonnée dans des granges. On entend le canon. On se fait à l'atmosphère. On fait de la DCA, des exercices de nuit, toujours sous la pluie.

Le vendredi 27, on apprend que le départ est imminent. Le lendemain, après avoir attendu de 16 heures à 20 heures sous la neige, au bord de la route, nous prenions les cars qui nous débarquaient le dimanche (ces dimanches!) à 2 heures du matin à Rohrbach.

Après un très court sommeil, il fallut aller reconnaître des positions à Singling, derrière la ligne Maginot. Nous y faisons connaissance avec la trop fameuse boue de Lorraine. Et à notre retour, à midi, nous apprenons que nous montons en ligne le soir même. De fait, après un court repos agrémenté d'une transformation «urgente» de nos masques, nous partons à 17 heures, lourdement chargés. La compagnie est conduite par le lieutenant Lavaux, le capitaine étant déjà parti reconnaître les positions. Longue marche dans la nuit. Nous dépassons Gros-Rederching où se trouve le PC du régiment. Nous arrivons, à travers champs, à la ferme de Moronville, tandis que, de partout, tonne le canon. C'est là qu'est le PC du bataillon. Le capitaine nous attend sur la route et guide la Compagnie, dans la nuit noire, vers les emplacements qu'il vient de reconnaître. II y a deux sections sur la position de résistance et deux sections en avant-postes dans le bois de Mittelbrück, à 1.200 mètres en avant de la PR. Le capitaine désigne les sections Lavaux et Sauer pour aller au Mittelbrück, où elles sont conduites par les guides du 121e RI que nous relevons.

La compagnie est encadrée, à gauche par la 7e, dans un bois, et à droite par le 55e. Il fallut, tout de suite, se mettre au travail pour construire les abris, creuser les emplacements de combat, camoufler les dépôts de munitions. Le capitaine ayant découvert une roulotte de berger, la fait camoufler dans une haie, s'y installe et fait construire un solide abri pour la section de commandement, sous la direction du caporal-chef Barnoin. Cette roulotte relativement confortable en première ligne, fait l'étonnement de tout le régiment. Tout le monde se souvient de ce paysage calme et triste, de ces horizons indéfinis, coupés vaguement par des bois lointains noyés de brouillard.

Et personne ne peut oublier —car tout le monde y est passé— les nuits du Mittelbriick, bois sinistre où l'ennemi rôdait, tiraillant pour affoler nos guetteurs, où nos sections étaient sous la perpétuelle menace d'un coup de main allemand, où il fallait être en alerte toute la nuit, sans espoir de secours immédiat. A notre droite, le bataillon du 55 passa plusieurs nuits agitées, avec repli des avant-postes, contre-attaques, bombardements. La 6 peut être fière de son attitude, toute de calme courage. Le capitaine dut, plusieurs fois, par des nuits mouvementées, rétablir lui-même la liaison, tandis qu'au Mittelbrück, les sections Lavaux, Galy, Sauer, Stéfani, magnifiques de cran, ne bougeaient pas d'une semelle et imperturbables, gardaient leurs positions. Notre compagnie a commencé là ce qui fait sa gloire; jamais la 6 n'a cédé un pouce de terrain sous la pression ennemie. Nous avons passé là trois semaines pleines. Et la 6 a «donné». Le lieutenant Lavaux, avec des volontaires de la compagnie, a fait les premières patrouilles chez l'ennemi, appuyé par le lieutenant Galy, par tous les temps, dans des conditions qui faisaient l'admiration de tous. La section Sauer fut la seule du régiment à aller deux fois en avant-poste au Mittelbrück. Nos sections ont été à la peine avant toutes les autres, qui les ont suivies aux avant-postes, et ont bénéficié de notre expérience acquise au prix de tant de souffrances.

Le 20, au soir, nous étions relevés par le 3e bataillon pour rejoindre Bining. Les deux sections du Mittelhrück partaient, avec le capitaine, à quatre heures du matin. A sept heures, un bombardement intense pilonnait les emplacements de la compagnie et le PC. Le lieutenant Lavaux, qui devait passer les consignes, écoutant son tempérament téméraire, quitta l'abri pour se rendre compte des raisons du bombardement. Il fut atteint par plusieurs éclats. Transporté à l'hôpital de Saint-Louis-Ies-Bitche, il mourut dans l'après-midi, en recommandant au lieutenant Gouyon de dire au capitaine que sa dernière pensée serait pour la 6. Le colonel Manhès en présence du général Duron, l'avait décoré de la Légion d'honneur. Ceux qui ont assisté à ses obsèques n'oublieront jamais l'intense émotion de cette cérémonie si simple où personne ne retenait ses larmes, tandis que les hommes de sa section, qui lui rendaient les honneurs, pleuraient en présentant les armes. Par décision du colonel, la 1er section de la 6 devint la «section Lavaux» et fut commandée par le sergent-chef Tanet (aujourd'hui aspirant), ami personnel de Lavaux. A Bining. nous avons cantonné dix jours, du 20 au 30 novembre. On s'y est reposé, la compagnie étant dans une rue que nous appelâmes tout de suite, la Sixième avenue.

Le jeudi 30, nous remontons en ligne (relevant le 1er bataillon. Le PC du bataillon est à la ferme de Brandeifingerhoff, et la 6 est au bois du Bliesbrück, avec, à droite, le Bois-Noir, le Schunnel et la ferme de Bellevue, trouée d'obus, tenus par la 5 et la 7, et à gauche, la IVe armée, avec laquelle nous avons l'honneur d'établir la liaison d'armées.

Nous avons passé là douze jours sombres, où il faisait nuit à quatre heures de l'après-midi, dans le froid, la boue, le gel. Dès le soleil couché, on ne voyait pas à un mètre devant soi. Fort heureusement, nous étions protégés, en avant, par un ruisseau encaissé, aux rives convenablement barbelées qui empêchaient toute surprise. Quelques patrouilles, dont celle du sergent-chef Tanet qui alla jusqu'au Brücker, révélèrent que l'ennemi n'avait aucune intention offensive. On s'enhardit jusqu'à faire du feu pour réchauffer les plats que nos muletiers apportaient jusqu'au PC. Mais la fatigue était si grande que l'on ne faisait qu'un repas par jour, et, dès cinq heures, à part les guetteurs, tout le monde était dans les trous. Bois sinistre qui ne nous a laissé que le souvenir de la boue, du froid, de la nuit… La relève vint, un soir, le 12 décembre. Nous étions relevés par des coloniaux. Nos guides, dirigés par Olmi, eurent toutes les peines du monde à rameuter les sections relevantes, par une nuit si noire qu’il fallait se tenir par le pan de la capote pour suivre. Le matin, nous étions à Bining, le 14 à Rahling, Lorentzen, Donfessel et Dimmeringen. Le 15, nous passions à Brulingen et Siewiler, le 16 à Zilling. Et cette fois, le village de Bourcheid nous parut sympathique. L'arrivée fut mémorable, à cause de la grande colère du capitaine qui découvrit Olmi, Allione et deux ou trois autres, dormant tranquillement, dans l'école, tandis que la compagnie attendait, sur la place, que les sections harassées, fussent conduites à leurs cantonnements.

Le lendemain, nous partions pour Garrebourg, en passant à Saint-Jean-de-Kourtzerode où était le PC du bataillon. Etape par beau temps, dans un paysage de neige, et qui fut pénible à la «grimpette» finale pour atteindre le plateau. Nous sommes restés à Garrebourg du 17 au 28 décembre. Séjour très agréable, qui nous procure les meilleurs souvenirs de notre guerre. La population était tout particulièrement affectueuse avec nous. Chacun était logé chez l'habitant, et nous y avons vécu une nuit de Noël magnifique. Dans ce village de Lorraine, on n'oubliera pas de sitôt les noëls provençaux chantés à la messe de minuit. Le réveillon fut très gai, et même familial pour la plupart. On avait «affecté» une compagnie par restaurant, et ce fut une gaieté saine, de belle camaraderie, d’autant mieux savourée que nous venions de passer de bien mauvais jours.

Nous avons passé ces dix jours en promenades dans les forêts, resplendissantes sous la neige et le givre. Le temps était doux, le soleil radieux. On jouait au football contre les artilleurs de la DCA Nous nous rappellerons toujours la silhouette pittoresque du vieux curé, accompagné de son chien Ali, un «cabot» hirsute et laid, mais affectueux au possible et que tout le monde caressait. A signaler ce dialogue surpris entre le curé et le commandant de Buyer qui lui disait avoir joué au bridge toute la nuit avec ses officiers:  —Et vous avez gagné? demanda le curé. —Non, j'ai perdu. Alors, le vieux curé, avec un sourire:Oh !... Ils ne sont pas polis!...»

Mais les meilleures choses ont une fin. Le 28 décembre, nous prenions le train à Lutzelbourg, pour une destination une fois de plus «inconnue». En souvenir du pays, nous emportions une grande charrette qui devait nous suivre fidèlement pendant de longs mois, en nous rendant les plus grands services, et que le capitaine eut toutes les peines du monde à garder, à cause de son pittoresque «non réglementaire».


Au repos

Le 29 décembre au soir, après un voyage plutôt froid et un retard considérable, nous arrivons, vers 23 heures, en gare de Chaïlvet-Ursel, dans l'Aisne, entre Laon et Soissons. Petite marche dans la nuit, sous un clair de lune magnifique, en traversant Chaillevois, où est le PC du Régiment, vers Lizy, où se trouve le PC du bataillon. La compagnie s'arrête à Merlieux-et-Fouquerolles, petit village sans attrait, et elle cantonne dans une grande ferme à un kilomètre de Merlieux, le Caquet. Dans ces lieux sans beauté, dans ce village sans distractions et aux habitants peu aimables, en cette saison particulièrement rigoureuse, nous sommes restés deux mois et demi. Et ce temps de «repos» n'est pas notre meilleur souvenir. Ce fut l'époque de l'ennui. Heureusement, il y avait du lapin dans le pays...

Les permissions s'accélèrent. Même le deuxième tour commence. Quelques changements de personnes. Le chef Tanet nous quitte pour un cours d'aspirants. Avec un renfort, en janvier, arrive l'adjudant Olive. Le sous-lieutenant Aubry prend la section Lavaux. Le général Didio est remplacé par le colonel Debeney. Le colonel Manhès est remplacé par le colonel Granier. Prises d'armes et décorations. Ce sont les premières Croix de guerre et la 6 tient le record de toutes les compagnies du régiment. C'est elle, qui, avec ses nouveaux décorés, fournit la garde du drapeau: Tanet, Gras, Blaya, Hélart, Pech.

Les lieutenants Galy et Sauer vont faire un stage au camp de Sissone. Le temps passe en longues marches, en chicanes avec la population à propos de stères de bois disparus «mystérieusement» (il fait 20 degrés au-dessous de 0 et les routes, verglassées, sont impraticables aux mulets), en exercices sur le plateau de Montarcène, balayé par un vent glacial.

Les cadres ne sont pas près d’oublier les critiques au château de Lizy où notre commandant, dans des raccourcis très vivants, comparait le fameux plateau à une pieuvre. De quoi, notre capitaine tira une fable qui fit le tour du régiment:

 

La Pieuvre et le Thème

 

Sur le plateau de Montarcène

Une pieuvre gîtait,

Ennemi du roc et le guérêt.

Mais, direz-vous, en cette plaine

Point de lac?

On a pourtant vu l’estomac,

Les tentacules,

La tête en virgule,

Les yeux en tréma,

Et coetera, et coetera…

On a vu, plus étrange chose,

Un phénomène d’endosmose

Qui pompait jusques au plateau

Casques, bérets, képis, manteaux,

Au point que, de suite, on pensa

Au décrochez-moi-ça.

Jeannot Lapin,

Quittant son thym,

Fuyait, éperdu, ventre à terre…

Que devient

Le monstre marin ?

Pour quel gros œuvre

Etait là cette pieuvre ?

Point ne vous le dirai.

C’est le secret

De Monsieur de Buyer.

 

Moralité

 

Anathème

Sur le thème !

 

Et le 11 mars, sans grand regret, nous reprenions le train de Chailvet, pour une autre destination «inconnue». Quelques jours avant le départ, le sous-lieutenant Toubas a remplacé le sous-lieutenant Aubry. Mais il sera muté à la 7 peu après. C’est le sergent-chef Laporte qui commandera la «section Lavaux» dans les Vosges, où nous allons.

 

Dans les Basses-Vosges

Malgré l’espoir qu’avaient quelques-uns d’être dirigés sur le front des Alpes, c’est à Sarrebourg que nous nous retrouvions le lendemain matin. On débarqua à Otterswiller, et par Marmoutier, nous avons gagné notre premier cantonnement de Westhausen. Le 15, nous étions à Obersoulzbach après une longue marche dasn un joli paysage ensoleillé d’Alsace, si gai avec ses champs verts, ses villages clairs, ses collines boisées.

Nous avons cantonné à Obersoulzbach jusqu’au 22 mars. Agréable séjour, calme et reposant, parmi une population aimable. C’était pour nous une Alsace d’images d’Epinal, avec les costumes bien connus, les femmes aux grands nœuds noirs, les hommes aux gilets rouges, qu’on voyait le dimanche, sortir du temple.

Le 23, nous faisions étape pour Lichtenbertg. Nous passons le jour de Pâques dans ce village pittoresque, dominé par un vieux château-fort. Le lundi de Pâques, nous gagnons Phillipsbourg, et le 26, nous sommes de nouveau en ligne au nord de la ligne Maginot. A 20 heures, nous relevons le 97e RI qui est là depuis des mois. On nous assure que le secteur est calme, même agréable! Le fait est que le paysage est ravissant. Un lac allongé parmi les sapins, des collines vertes, des fermes qui ont l’air de villas. C’est tout autre chose que la désolation des grands espaces de Moronville.

Le PC du bataillon est dans une grande maison près du lac: Langweiler. Le PC de la compagnie dans une maison forestière au bord de l’eau: Klumpenhoff. Nous passons le temps à travailler frme pour la mise en défense de la vallée. Nous aidons le génie au bétonnage. Nous posons les barbelés. Mais ici, c’est autre chose qu’à Moronville : il s’agit de kilomètres de réseaux, sur cinq panneaux. On en pose partout, jusque dans l’eau du lac. Plusieurs de nos camarades font partie du groupe franc commandé par le sous-lieutenant Joos, et accompagnent les corvées de ravitaillement qui vont aux avant-postes. La 6 reste ainsi, en réserve de bataillon, jusqu’au 10 avril. La section Galy travaille à deux kilomètres en avant, dans les bois du Kolberg. La section Laporte grimpe tous les matins sur les hauteurs, accompagnée par un lieutenant polonais qui fait un stage à la compagnie. La section Sauer et la section Stéfani «bouffent» du barbelé du matin au soir.

Puis nous relevons la 5 à Sturzelbroon, joli village très abîmé par les destructions du génie. En l’absence momentanée du lieutenant Sauer, l’adjudant Olive prend le commandement de sa section et la compagnie prend les avant-postes, à la côte 330, à Muhlenbach et à Dauenthal. Il faut une heure de marche pour aller aux avant-postes, par des chemins dans les bois, où l’ennemi patrouille abondamment. Au point que le commandant interdit au capitaine d’aller voir ses sections autrement qu’avec le ravitaillement, qu’on ne faisait que tous les deux jours. Heureusement, il y a une liaison téléphonique qui marche bien. Malgré la présence de l’ennemi et quelques escarmouches, les sections en avant-postes ont coulé des jours heureux, grâce d’ailleurs à une surveillance constante.

On donne comme authentique la conversation suivante surprise au téléphone, entre deux avant-postes. Le lieutenant Pontal, de la 5, téléphone au lieutenant Galy, à la côte 330.

—Dis donc, Galy, je m’emm… Si tu avais quelque chose à lire, tu pourrais m’envoyer des bouquins par le ravitaillement.

—Tu sais, je n’ai pas grand-chose ici. Je n’ai que le Nouveau testament.

—De Sacha Guitry?

—Non… l’autre!

—Quel autre?

Mais chacun sait que l’abbé Galy ne s’épate de rien.

Nous eûmes à déplorer la blessure très grave du caporal Dorvé qui, ayant sauté sur une mine, perdit une jambe et un oeil. Le régiment fut endeuillé par la mort du lieutenant Costes, victime lui aussi d’une mine.

Le temps passait assez calmement. Nous suivions distraitement les évènements de Norvège. Brusquement, nous apprenons que nous sommes destinés à un «théâtre d’opérations extérieures». Le 55 vient nous relever. Et le samedi 20 avril, au soir, les éléments de la PR sont en route pour Barenthal. Les avant-postes sont relevés le dimanche matin et rejoignent, en camions, à Bicholtz.

Dès le lendemain, par une prise d'armes, nous faisions nos adieux à la 30e DI que nous quittions pour faire partie de la 3e division légère d'infanterie. Le jour même, le capitaine nous remet notre nouveau fanion qui, dit-il, sera notre porte-bonheur pour les jours difficiles qui nous attendent. Quelques camarades nous quittent le sergent-chef Lavigne, notre comptable, le sergent-chef Perrier, notre “muletier en chef” et une dizaine d'“inaptes”. Et nous perdons nos chers mulets qui nous ont rendu tant de services. Nous cessons d'avoir une «formation alpine». Et les muletiers sont versés dans les sections. Nous recevons l'aspirant Grillet qui remplace l'adjudant-chef Stéfani, promu sous-lieutenant et muté à la 5. Le 23 avril, à peine trois jours après avoir quitté les lignes, nous prenons le train à Ingwiller.

 

En Bretagne

Après avoir passé à Montier-en-Dier, à Montereau, à Parthenay, puis à Rennes et à Morlaix, nous arrivons en gare de Landivisiau, dans le Finistère, le 25 avril. Nous y passons quatre jours, parmi une population très sympathique. Mais comme nous y touchons la prime de combat, elle passe dans les nombreux bistrots de la petite ville, et il y a des soirs mouvementés. Le sous-lieutenant Ramel vient remplacer l'aspirant Grillet, l'adjudant Olive prend définitivement le commandement de la «section Lavaux», et le sergent-chef Laporte rejoint la SES qui, de retour des Alpes, nous passe le sergent-chef Disdier. La compagnie se trouve, ainsi, formée pour les semaines pénibles que nous aurons à vivre ensemble et dont, à ce moment, nous sommes loin de nous douter. Le 29, nous gagnons Plounéventer, village typiquement breton qui doit être notre dernier cantonnement avant de nous embarquer pour la Norvège. Nous touchons le matériel spécial, les beaux souliers, les peaux de mouton. et les nouveaux fusils. Au dernier moment, le départ est différé. Le colonel obtient d'envoyer en permission de cinq jours tous ceux qui n'ont pas bénéficié du second tour, soit, chez nous, la moitié de l'effectif. Le capitaine lui-même part, et le lieutenant Galy prend le commandement de la compagnie jusqu'à son retour. Ceux qui restent jouissent d'un printemps délicieux, dans un pays fort joli et gai, parmi une population aimable. On visite les environs et même Brest. Et chacun s'extasie sur le concours extraordinaire de circonstances qui nous fait «faire la guerre» en Bretagne, et dans de si agréables conditions. Mais le 10 mai, la nouvelle de l'invasion de la Belgique nous fait comprendre que les beaux jours sont comptés. Le bruit court qu'il ne s'agit plus de Norvège, mais du Nord de la France. Nous pensions, tout de même, attendre les permissionnaires, mais nous sommes étonnés d'apprendre, le 13, que nous partons le 16. Le capitaine rentre, rappelé par télégramme. Le 16 mai, au soir, après une étape à pied, nous prenons le train à Landerneau, pour une nouvelle destination «inconnue». On parle de Creil, dans l'Oise...

Ainsi finissait, pour nous, ce qu'on a appelé «la drôle de guerre» qui n'avait pas été si «drôle» que çà pour ceux qui l'avaient effectivement vécue et qui, dans la souffrance commune, nous avait permis de nous connaître, d'avoir confiance les uns dans les autres, de nous aimer fraternellement. Ces mois passés ensemble, nous mettaient dans les meilleures conditions pour affronter la «vraie guerre».

 

 

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22 janvier 2011 6 22 /01 /janvier /2011 20:17

La “guerre de Ham”

Trois semaines sur la Somme, 18 mai-7 juin

 

Le premier contact

Quand nous nous sommes embarqués à Landerneau, le 16 mai au soir, nous avions bien, à la lecture des journaux, l'impression que la bataille de Belgique ne se déroulait pas de façon satisfaisante. Mais nous savions que nous allions à Creil, loin derrière la «mêlée», et nous nous attendions à un court répit avant de monter en ligne, à une halte où nous retrouverions nos permissionnaires. Plus d'un «malin» avait mis ses affaires avec les bagages de la compagnie. Et les lieutenants, souriant aux avertissements du capitaine, avaient endossé, pour le voyage, leur plus belle tenue. Le voyage se poursuivit normalement. On rencontra, aux environs de Chartres, plusieurs trains de réfugiés belges. Nous leur avons donné, spontanément —et sans réfléchir— une part de nos vivres de réserves. A la nuit tombante on contournait Paris par sa banlieue Ouest, et on tâcha de s'endormir.

Le samedi 18 mai, à 4 heures du matin, nous nous trouvions arrêtés, en gare de Nesles, dans la Somme. Un chef de bataillon du 140e, régiment frère du nôtre, dans la DLT, vient au wagon des officiers et dit qu'il a reçu l'ordre de s'établir immédiatement en position défensive face au Nord. C'est, pour tous, un moment de stupéfaction. Aussitôt, le commandant de Buyer fait embarquer les officiers avec leurs hommes, et préparer un débarquement rapide. Le train reste longtemps arrêté. Il n'y a plus de chef de gare. Or, il fait déjà grand jour, et une attaque par avions est très possible. Heureusement, quelques employés de la gare sont restés, d'humbles hommes de manœuvre, qui prennent sur eux de piloter le train vers Ham, notre destination. Longs arrêts sur la voie. Nous sommes à la merci d’une attaque d'avions, dans ce terrain plat où il n'y a pas un couvert. Sur les routes, une file ininterrompue de réfugiés. Et nous sommes douloureusement surpris de reconnaître qu'il s'agit de Français. La France est donc envahie comme la Belgique... Enfin, nous arrivons en gare de Ham, vers 10 heures. Nous débarquons en toute hâte, et le bataillon se met à l'abri des vues sous les arbres qui bordent le canal. Nous ne nous doutions pas de notre chance d'avoir débarqué sans être vus. Le lendemain, le 3e bataillon devait être accueilli, en gare de Chaumes, par un bombardement meurtrier.

Déjà à notre droite, un grand incendie dévore une usine qui vient d'être bombardée. Aux carrefours, il y a des hommes d'un GRD qui est au contact de l'ennemi sur la rive droite de la Somme, dans la ville même de Ham. Nous attendons les ordres. Pas longtemps. Le commandant réunit les capitaines, pendant que nous sommes survolés par des avions, allemands, en formation impeccable. Il donne l'ordre de s'installer défensivement sur la rive gauche de la Somme, de façon à parer aux attaques d'engins blindés. On se regarde avec stupeur. Comment lutter contre des blindés avec nos simples FM et nos modestes mitrailleuses? Nous entendons des rafales de l'autre côté du canal : c'est le GRD qui se bat avec des motorisés allemands. Un capitaine revient de Ham, portant sur son side un officier allemand tué. Il faut faire vite, très vite.

La compagnie a pour mission de tenir le secteur de droite du bataillon, et de prendre la liaison avec les éléments qui sont au pont d'Ollezy, à quatre kilomètres. Le capitaine, qui se tient provisoirement à un moulin du bord du canal —où il restera plusieurs jours— lance le lieutenant Ramel chercher la liaison à Ollezy. Sa section tiendra le pont du chemin de fer, en face de Python. Le lieutenant Galy emmène sa section jusqu'à Sommette. La section du lieutenant Sauer défendra le pont de Ham, sur la route de Chauny, et y relèvera le GRD. Et la section Olive, au moulin, défendra le débouché de la route qui aboutit au canal. Pendant que les sections s'installent, le capitaine, accompagné du caporal Blaya, traverse le canal et ramène sur la rive sud toutes les barques.

Une heure après l'arrivée du bataillon, la compagnie est installée en défensive. Elle a, à sa gauche, la 5e qui défend le pont de la route de Noyon. Nous formons une ligne aussi dense que possible, sur le canal. A midi, le dispositif est resserré, la 7e s'installant à la droite de la 6. De ce fait, la section Galy prend le secteur du pont du chemin de fer et la section Ramel passe en réserve. Elle fera des patrouilles de liaison entre les sections, qui sont très éloignées les unes des autres, et se tiendra sur la route de Chauny, près du PC que le capitaine occupera par la suite. Entre temps, le lieutenant Ramel rentrait de sa mission de liaison. Il rapportait de précieux renseignements —et la certitude peu rassurante qu'il n'y avait quasiment personne sur notre droite. Il avait marché jusqu'au pont d'Ollezy. Voyant une légère barricade, il s'apprêtait à la franchir quand un homme lui crie que des motocyclistes allemands y sont venus un quart d'heure avant. Il n'y a là que quelques territoriaux avec des FM Mais au moment de partir, le lieutenant Ramel a vu arriver le 107e RI qui sera, désormais, le voisin de droite de notre division. En somme, la ligne n'était pas, précisément, étoffée. Mais l'après-midi se déroule dans un calme étonnant, malgré les avions qui nous survolent sans arrêt. Nous sommes bien camouflés. Les isolés qui longent le canal ne peuvent nous apercevoir et une ou deux fois ils mitraillent au hasard, ce qui est, pour nous, une sensation nouvelle...

On s'occupe à suppléer au ravitaillement, qu'on n'attend guère. Heureusement, les maisons nous procurent à manger, et les guinguettes des bords du canal nous fournissent de quoi boire. Nous y faisons des «achats»... Triste spectacle que celui de ces intérieurs modestes, abandonnés brusquement: les assiettes sont encore sur les tables, et les casseroles sur les fourneaux. Les animaux domestiques, qui ont perdu leurs maîtres, ont un air lamentable. Néanmoins, pour nous, la gaîté règne, et notre repas du soir prend une allure de pique-nique. Pourtant, l'ennemi n'est pas loin. Les réfugiés qui passent nous renseignent abondamment. Et le lieutenant Sauer, sur son pont, est l'objet d'une rafale de mitraillette.

A 20 heures, le lieutenant Galy signale que, du pont du chemin de fer, on entend, sur la rive Nord, un bruit important de moteurs. Il voit passer des side-cars et des auto-mitrailleuses, et un dernier réfugié lui dit que les Allemands ont demandé la route de Saint-Sulpice, village situé derrière Ham, en face de la section Sauer. Ils ont donc traversé tout le front de la compagnie, avec Python en face de la section Galy, et Estouilly en face de la section Olive. Le lieutenant Ramel est aussitôt envoyé en patrouille de liaison entre les sections. Voici comment il raconte lui-même, ce qu'il fit: «Moins exposé et moins occupé que mes camarades, puisque j'étais en réserve, je fus chargé, par le capitaine, d'assurer à la tombée de la nuit, la liaison entre ses trois sections, du pont de la route de Chauny, où était le lieutenant Sauer, au pont du chemin de fer de Python que défendait la section Galy. Il ne s'agissait nullement, pour mes quatre ou cinq patrouilleurs et moi-même, de nous engager au-delà du canal. Mais la curiosité aidant, le désir de savoir et de renseigner utilement nous poussèrent à franchir le pont de Python où une modeste et fragile barricade constituait un obstacle en quelque sorte symbolique.

Le pont franchi, nous nous engageons prudemment le long de la voie ferrée d'où l'on perçoit très bien les bruits de moteurs d'autos et de motos filant sur la route, à 700 mètres devant nous. A peine avons-nous traversé la route qu'une moto y débouche. Est-ce un Français attardé? Est-ce un Allemand? Dans l'ignorance où nous sommes des positions exactes, nous avons une seconde d'hésitation. C'est un Allemand. Je tire. Mes patrouilles tirent aussi. Mais la nuit tombe, le motocycliste est déjà loin. Nous le voyons tourner la tête vers nous: il a eu chaud! Mais nous avons un renseignement précieux: les Allemands sont là. Il nous faut en savoir davantage. Longeant la rue unique de Python, nous montons dans le village. Une seule famille est restée là. Nous saurons que dix auto-mitrailleuses sont passées en direction de Ham, qu'un officier allemand, accompagné d'un interprète, a préparé le cantonnement, que les troupes vont arriver incessamment.

Cette fois, le renseignement recueilli est complet. Inutile de pousser plus loin. Mais au moment de partir, nous entendons le bruit d'une voiture qui se dirige vers nous. Nous sommes en pleine ligne ennemie. S'il s'agit d'une auto-mitrailleuse, aucun espoir d'en réchapper. Nous nous postons quand même, prêts à faire feu, tandis que les civils fuient à toutes jambes. Nous avons de la veine: la voiture s'est arrêtée dans le haut du village. Nous pouvons rentrer.

Qui a pratiqué quelque peu l'art dangereux mais singulièrement prenant de la patrouille et, chez nous, chacun, peu ou prou y a participé, sait qu'un patrouilleur est rarement satisfait du renseignement recueilli. Le nôtre était intéressant, certes. Nous savions que l'ennemi, confiant dans son avance jusqu'alors irrésistible, allait cantonner à quelques centaines de mètres de nos postes. Encore avions-nous l'ambition de vérifier s'il s'était installé et comment il l'avait fait. Aussi, à peine rentrés, demandâmes-nous au capitaine, qui dut, au préalable, obtenir l'agrément du commandant, l'autorisation de franchir à nouveau le canal, le lendemain matin. La patrouille, un peu plus étoffée par des volontaires plus nombreux —au demeurant une dizaine d'hommes et deux FM— s'engagea sur le même itinéraire, avec plus de prudence encore que la veille. Elle n'eut pas, cette fois, le temps d'atteindre la route de Python à Ham. A une trentaine de mètres, une auto-mitrailleuse franchit, sous nos yeux, le passage à niveau. Quel fut notre premier réflexe? A coup sûr, nullement défensif: voir de près le mouvement des voitures ennemies, et, si possible, leur manifester de façon évidente nos intentions agressives. Je partageai la patrouille en deux groupes. Je portai l'un au passage à niveau. L'autre, à travers les jardins attenants aux maisons qui longent la route, devait surgir devant l'auto-mitrailleuse qui venait de s'arrêter un peu plus haut. Le plus brave, dans ces cas, sortant toujours du rang, Bicheron, l'ordonnance du capitaine, bondit le premier dans le jardin.

Il venait de disparaître derrière la haie quand éclatèrent les premiers coups de feu. Que se passait-il? Il se passait que «Biche» était tombé nez à nez avec deux grands gaillards d'Allemands qui déjeunaient paisiblement à leur fenêtre, au rez-de-chaussée de la maison. Saisis à la vue de Bicheron surgissant du jardin et qui les mettait en joue, ils levèrent les bras en l'air. Mais, sans hésiter, «Biche» en abattit un d'un coup de fusil en pleine poitrine. L'autre s'aplatit au sol, mais... se releva avec une mitraillette dont il se mit à «asperger» abondamment notre patrouilleur. Heureusement, l'Allemand, malgré son arme, n'en menait pas large, ce qui altérait la précision de son tir. Sans quoi, dans l'impossibilité de recharger son fusil, “Biche” eut eu du mal à se tirer de là. D'autant que de grands cris et un remue-ménage dans la maison révélaient que les Allemands accouraient en nombre. La patrouille découverte —et notre travail fait— il ne nous restait plus qu'à rentrer. Des balles sifflaient de tous côtés. C'est dans de pareils moments qu'il est bon de savoir courir, fût-ce sur une voie de chemin de fer, surtout quand cette voie a 800 mètres de long, qu'elle se développe en ligne droite, et qu'elle est bordée de marais où il ne paraît pas prudent de s'engager. Alertées les mitrailleuses ennemies tiraient, heureusement à l'aveuglette, sinon elles nous eussent tous descendus, dans le dos, sur la voie du chemin de fer qui était notre seul itinéraire de repli. Quelques instants après la rentrée de la patrouille du lieutenant Ramel, le lieutenant Galy envoyait au capitaine un compte rendu lui disant que les Allemands le bombardaient abondamment et ajoutait: «Je suis en train de payer les dégâts de Bicheron». Le fait est que nous apprîmes, par les prisonniers que nous vîmes le 24 mai, que «Biche» avait tué le propre commandant des troupes allemandes. Pendant la nuit qui précéda cette deuxième patrouille, on avait entendu des bruits incessants de moteurs sur la route parallèle à la rive nord du canal.

Vers minuit, le 1er bataillon, qui avait été retardé aux environs de Paris, arrive en ligne et se place à notre droite. ll passe devant la section Galy en longue file sur la berge du canal. Peu après son passage, le lieutenant Galy aperçoit en face —il fait un magnifique clair de lune— des ombres mouvantes qu'il interpelle. Mais elles se cachent précipitamment: ce ne sont plus des réfugiés... Et, de ce moment, nous savions que les Allemands étaient installes en face. Le 1er bataillon était passé «au poil».

 

Pendant trois semaines, nous arrêtons l’ennemi sur la Somme

 

C'est après la rentrée de la seconde patrouille Ramel que nous avons eu, pour la première fois, à interdire le passage du canal à «ceux d'en face». Une forte patrouille, en effet, s'avança vers la section Galy, sur un petit chemin. Une rafale rapide de nos FM et notre premier Allemand est étendu sur le terrain. Les autres n'insistent pas. Et c'est alors que nous recevons notre premier bombardement. L'ennemi sait donc que le canal est tenu. Il l'apprend aussi chez le lieutenant Sauer qui l'arrête au pont, par une fusillade nourrie.

Vers la fin de la matinée, nous lançons un raid de chars lourds dans Ham, accompagné d'une section de la 7. Ce coup de main permet de détruire de nombreux engins ennemis déjà installés. Mais la section a un mort et sept blessés, dont son chef, le lieutenant Lions. La grande activité ennemie dans Python inquiète le capitaine. Impossible d'avoir un tir d'artillerie sur ce village car nous ne disposons, à ce moment, que de quelques rares pièces, judicieusement utilisées à défendre les ponts. Pourtant, il serait bon de répondre au bombardement de la section Galy. Que faire? Sans plus attendre, le capitaine installe son mortier de 60 sur une éminence, près du pont du chemin de fer, et fait envoyer sur Python une «dégelée» d'obus.

Du coup, l'ennemi se tient coi. Mais le «bombardement» de Python par la 6 est resté célèbre au bataillon. On disait —en souriant amicalement— que nous nous prenions pour des artilleurs. Quoi qu'il en soit, cette première utilisation du 60 fut particulièrement réussie. Et notre cher mortier devait nous rendre, par la suite, les plus précieux services. Après ce «bombardement» l'ennemi se le tint pour dit. Au point que le capitaine put, sans être le moins du monde inquiété, passer aussitôt de l'autre côté du canal accompagné de trois volontaires, pour prendre sur un cadavre ennemi des papiers qui fourniront des renseignements importants.

Vers 18 heures, les Allemands envoient de nombreux obus de 105 sur la section Galy. Une heure après, une trentaine d'avions bombardent nos positions à Ham. Le PC du bataillon est touché. La 7 a des blessés. Nos cuisines voient la maison où elles sont prendre feu. Mais nous n'avons pas de pertes.

A la nuit tombante, la section Olive est prise à parti par des auto-mitrailleuses qui débouchent du chemin d'Estouilly. Elles se retirent, après, un quart d'heure de fusillade réciproque. La nuit, nous voyons, pour la première fois, les trajectoires des balles traceuses de la DCA ennemie. Au matin arrivent les premiers permissionnaires. Ils nous apprennent les événements de l'arrière. Leur train a été bombardé et mitraillé trois fois en vingt-quatre heures. Après ces bombardements, de nombreux camarades ont disparu, blessés ou même morts, comme le caporal-chef Coudurier.

On apprend le changement de gouvernement et de commandement. Cela souligne, pour nous, la gravité du moment. On se rend compte que la situation est critique et on ne s'étonne pas de l'irrégularité du courrier, voire du ravitaillement.. Mais on pense que ça changera. Nous avons même l'impression heureuse que nous sommes arrivés juste à temps pour fermer la route de Paris, et que tout dépend de nous. On s'attend à une contre-attaque très prochaine d'éléments motorisés qui nous dépasseront vers le nord.

Le lundi 20 mai, nous sommes toujours au contact. La section Sauer essuie des rafales et des coups de feu isolés, surtout à partir de midi. Une patrouille ennemie apparaît à midi, en face de la section Olive. Elle laisse un mort sur le terrain. Hors du secteur de la compagnie, une attaque allemande réussit à passer vers le pont de la route de Noyon. Mais, très vite, nos camarades de la 5 et de la CA 2 reprennent le dessus. Les Allemands repassent en hâte le canal. Mais deux ou trois ennemis qui n'ont pas pu repasser et n'ont pas été faits prisonniers se cachent dans nos lignes. Ils s'installent dans la grande sucrerie de la route de Chauny, près du P.C du capitaine. Malgré la chasse que leur fera le lieutenant Ramel, ils réussiront, pendant plusieurs jours, avec un cran qu'il est permis d'admirer, à canarder avec leurs mitraillettes les corvées de ravitaillement, les agents de liaison, la section de commandement. On les baptisa «salopards», et il fallut, pour les «avoir» faire une grande patrouille, avec grenades dans les soupiraux des caves. Le sympathique Habib s'y distingua une fois de plus, fouillant les coins les plus sombres, après avoir dit, comme toujours: «J'y vais, moi, mon capitaine»...

Ce 20 mai, le secteur le plus actif fut le pont du chemin de fer. Dès 5 heures du matin, les Allemands essaient de le passer par surprise. Le truc manque de prendre, car les guetteurs sont trop accoutumés à voir le pont fréquenté par les patrouilles du lieutenant Hamel. Ils tirent tout de même à temps. Et l'ennemi se retire. Mais il bombarde aussitôt le pont. Vers 7 heures, nouvelle tentative, cette fois appuyée par de nombreuses armes automatiques sur toute la section Galy. Le caporal-chef Jantroy voit deux mitrailleuses légères ennemies s'installer en face de lui. Il en réduit une au silence, immédiatement. Avec l'autre, il échange de nombreuses rafales. Sur le pont l'ennemi rampe vers la barricade. Mais les rafales de nos FM l'obligent à se retirer. La section Galy a, modestement, gagné une véritable victoire. Au point que, une heure après, les Allemands ont essayé de faire sauter le pont, avouant ainsi qu'ils se mettaient en défensive. Seulement, ils ne lâcheront plus la voie ferrée, et des rafales salueront désormais ceux qui la traversent. Ce qui est très gênant, car c'est la voie du ravitaillement. Les bombardements par artillerie et avions continuent. Des blessés à la 7, dont le lieutenant Toubas, qui fut chef de section à la 6.

A la nuit, la section Galy est relevée par la première compagnie et quitte le pont du chemin de fer sans regrets. Elle passe en réserve, auprès du PC, tandis que la section Ramel va s'installer sur le canal, entre les PA Sauer et Olive, ce qui rend plus dense notre dispositif. Avant la nuit, le pont défendu par la Section Sauer est détruit par le génie, et le GRD nous passe entièrement la défense du pont.

La nuit, les balles traceuses de la DCA allemande paraissent très proches, et le ciel est parfois illuminé par une fusée parachute. Nous avons la nette impression que l'ennemi se renforce. Pendant les trois jours suivants, calme relatif. L'ennemi nous ayant tâtés, est «tombé sur du dur» et se le tient pour dit. Nous essuyons des rafales de balles explosives qui visent les maisons du bord du canal où sont les sections Sauer et Ramel. L'une de ces balles met le feu à toute une série de maisons ouvrières, à 50 mètres du PC du capitaine. Toute la journée du 22, ces constructions coquettes flambent.

Des Allemands isolés passent dans Ham sans arrêt. La section Olive remarque la curieuse coïncidence de l'apparition d'une femme et de l'arrivée des obus de mortiers. Cette «femme», de l'autre côté du canal, «a plutôt l'apparence d'un homme»... Et un FM l'abat. Du coup, le mortier d'en face se calme. Une autre «femme» est aperçue, près du PC par le guetteur de la section Galy. Elle saute un mur, après une rafale, avec une vigueur toute masculine. II s'agit d'un de nos «salopards». Du reste, à 8 h 30, la corvée de soupe est mitraillée à son arrivée. Une patrouille, conduite par le lieutenant Ramel fouille la sucrerie, tandis qu'une autre, conduite par le capitaine, fouille les maisons. Et on ne trouve rien. Néanmoins, ces patrouilles prouvent que les «salopards» ne s'avisent pas de tirer de près. On se met à renforcer les barricades dans tous les sens, car la doctrine des points d'appui fermés apparaît, un peu tard, mais l'ennemi n'attaque pas. Il se contente de nous guetter.

Pour connaître ses intentions, le commandant ordonne au capitaine de faire faire une patrouille dans Ham. Elle sera faite par la section Ramel, renforcée de la section Coste, du 3e bataillon. Cette forte patrouille passe, dans la nuit du 22, sur une légère passerelle et sur une écluse, et, pendant une heure, parcourt les rues jusqu'à l'église, à un kilomètre du canal. Elle rentre à 23 heures sans incident. Il n'y a pas, la nuit, d'ennemi dans Ham. Cette constatation nous remplit d'optimisme, d'autant que, par des bruits, on apprend que les Allemands ont fait «une pointe imprudente», et que leurs éléments avancés vont être coupés de leurs bases. Dit-on...

Cependant, notre ligne est mince. Il y a encore de nombreux permissionnaires qui ne sont pas rentrés. Entre les sections Ramel et Olive, un «trou» est bouché par quelques hommes du groupe franc commandés par Irzik. Or, le 22, le groupe franc est reconstitué au bataillon et le «trou» est inquiétant. Heureusement on attend des permissionnaires, et le capitaine fait monter à son PC les FM de réserve. Ils seront utiles sous peu.

Dans la nuit du 22 au 23, le génie arrive avec mission de faire sauter le pont du chemin de fer. Cela diminue notre optimisme. II y a plus grave. Dans la soirée du 23, une note arrive au capitaine, de la main du commandant, note brève et trop éloquente pour augmenter notre tranquillité: «Informations du moment: cette après-midi, des éléments allemands ont franchi le canal à Pargny, à 10 km. à notre gauche. Bataillon Tuffelli parti à 15 h, y compris Compagnie Estadieu, c'est-à-dire notre seule réserve. J'apprends maintenant (17 h) que Pargny est repris, que des bataillons et des chars (français) montent sur notre gauche».

Malgré l'espoir de contre-attaque, le commandant recommandait: «Travailler ferme et veiller». Une note du colonel ajoutait, bientôt, que par un prisonnier, on savait que les éléments légers qui, jusqu'alors nous faisaient face, étaient relevés par des divisions normales. Il fallait donc s'attendre à une attaque. Du reste, le soir, on apprend que l'ennemi a passé le canal une nouvelle fois, à Voyennes, sur le front du 140. A la nuit, on apprend que la contre-attaque l'a obligé à repasser le canal. La nuit du 23 au 24 mai fut agitée. De tous côtés, on entendait de longues rafales, surtout vers le centre du bataillon. A 23 heures, tandis qu'un orage éclate, l'ennemi attaque devant la section Sauer. II essaie de passer le canal par l'écluse. La section l'arrose de rafales de F M et de grenades F1. La nuit est noire. l'orage violent. Ce n'est qu'à la lumière des éclairs et des éclatements de grenades qu'on voit l'ennemi. Après une demi-heure de combat, l'ennemi se retire. La section Sauer est victorieuse. Pendant la nuit, un avion vole très bas, lâche ses bombes autour du PC du capitaine. La route est coupée d'entonnoirs et une des maisons voisines s'affaisse. Personne n'est touché.

 

La journée du 24 mai

Dès 4 heures du matin, l'agitation reprend. La fusillade est générale. Le téléphone est coupé par le bombardement. De son côté, un «salopard» se manifeste autour du PC et canarde la route chaque fois que le capitaine ou le lieutenant Galy la traversent. Une patrouille conduite par Bicheron le repère dans une maisonnette et l'encercle. Mais, à ce moment, arrive un ordre du commandant «Envoyer d'extrême urgence la section Galy au PC de la 7». Car l'ennemi a franchi le canal sur le front de la 7. Et la section Galy part aussitôt pour renforcer et, au besoin, contre-attaquer. A peine est-elle partie que l'ennemi profitant du brouillard, passe le canal au pont du chemin de fer, sur le front de la 1er compagnie. Une section de cette compagnie se replie sur notre PC et sur la section Olive. Or, le capitaine n'a plus sa section de réserve. Heureusement, quelques permissionnaires sont rentrés dans la nuit. D'autre part, les deux FM de réserve sont là. Immédiatement, le capitaine constitue deux groupes avec le sergent-chef Disdier et le sergent Baud, et les emmène vers le pont du chemin de fer, où l'ennemi est passé. De suite, nos rafales de FM l'arrêtent sur la voie où il progressait. D'autre part, un groupe de la 1er compagnie, que le capitaine a installé dans l'hôpital, défend la route de Chauny. Le trou est bouché. Ce qui permet au 1er bataillon de contre-attaquer par la suite. L'ennemi, signalé à 6 h30 a été stoppé à 7 heures. La contre-attaque réussit pleinement. Une douzaine de prisonniers se rendent à la section Olive qui tenait solidement ses positions. Plus tard, le capitaine Champeaux, qui mena la contre-attaque, dira à notre capitaine: «C'est la 6 qui a été notre pilier. Si elle n'avait pas tenu comme elle a tenu, ma contre-attaque échouait». Pendant ce temps, la section Galy participait au combat avec la 7e compagnie. Voici comment le lieutenant Galy raconte lui-même leur action: «Nous partîmes du PC de la compagnie en nous demandant si nous le reverrions. Après les préludes des jours passés, nous sentions que, cette fois, c'était la guerre, et pour de bon. Nous avançâmes avec précautions le long de la voie ferrée. Vers 7 heures, nous arrivons au PC de la 7, où le lieutenant Roux nous apprend, en deux mots, la situation. Devant nous, une grande usine. C'est la sucrerie d'Eppeville, qui est, du reste, la plus grande d'Europe. Les Allemands sont dans l'usine qu'ils ont prise après avoir passé le canal. La section Mallié, qui s'y trouvait, n'existe plus. Deux hommes, seulement, en sont revenus. Le lieutenant Mallié a été tué d'une balle dans la tête. A gauche, deux sections de tirailleurs qui assuraient la liaison avec le 140, ont été bousculées. Leur commandant de compagnie est tué. Une vaste brèche s'ouvre donc sur le flanc du bataillon. Il faut, à tout prix, la combler, avec les éléments disponibles, c'est-à-dire peu de chose: nous, et la section Rives, de la 5, arrivée au même temps que nous. Le lieutenant Joos, tient encore, à la droite de la brèche. Il nous guide vers l'entrée, de l'usine, et, en deux mots, me donne les renseignements qu'il a: les Allemands ont passé le canal. Ils sont sur la berge et essaient de franchir le mur. Mais mes types les canardent quand ils apparaissent. Fais-en autant. Et il n'y a pas un seul emplacement de tir. Heureusement, dans la cour, de grands tas de charbon sont utilisables. On s'y installe. Et le groupe Jantroy commence le feu sur les ennemis qui apparaissent à l'entrée du port.

Mais l'artillerie allemande se met à nous arroser. Les obus font voltiger le charbon et rendent l'atmosphère irrespirable. Nous tirons quand même, sans arrêt. L'ennemi n'avance plus. Mais il tire abondamment. Les balles sifflent de partout. A ce moment, on me prévient que l'artillerie amie va pilonner l'usine et que, par conséquent, il faut se replier légèrement. Nous nous installons sur l'arrière de l'usine. Les mouvements des groupes très éloignés les uns des autres, sont longs à effectuer. Je vais de l'un à l'autre, tout en gardant la liaison avec les sections Joos et Rives. La cour et le bâtiment sont soumis à un bombardement violent. Le sergent Fabre est blessé. Le sergent-chef Laporte, à la SES est blessé aussi. Il y a des morts à la section Rives qui est partie fouiller l'usine, et s'est avancée jusqu'au canal. Nous recevons une grêle de balles qui viennent de notre gauche, et même de derrière. L'ennemi nous a tournés.

Il est une heure de l'après-midi. La chaleur est torride. Soudain, au bout de la route, je vois des voiturettes de mitrailleuses qui se replient. Joos m'affirme qu'à droite, pas plus qu'à gauche, il n'est possible de tenir le canal sous notre feu. Il faut absolument reculer pour avoir des champs de tir. Ce que nous fîmes ensemble, ma section et les sections Joos, Rives, Audibert. Nous nous installons 200 mètres plus au sud.

Nous sommes sur la voie ferrée. Un ordre arrive: «Ne pas se replier, la contre-attaque va partir». Nous nous mettons en batterie, mais le bombardement nous rejoint. La fatigue est immense car on n'a pas dormi la nuit précédente, et on n'a rien mangé depuis la veille. Sous un soleil inexorable, on tient.

A 15h 30, nous recevons l'ordre d'avancer. Nous nous engageons dans le dédale des petites maisons qui séparent la voie ferrée de l'usine. En arrivant au portail, rencontre avec les chars. Ce fut une seconde d'émotion, car on n'était pas absolument sûr que c'était des chars français... Ils passent dans un bruit de moteur infernal, tirant au canon sans arrêt. Les Allemands s'enfuient. Nous les poursuivons vers le canal. Ils abandonnent leurs armes, dont une mitrailleuse, avec ses bandes, que nous devions emporter comme un trophée, au PC du capitaine. Au canal, nous trouvons des éléments du 3e bataillon qui ont participé à la contre-attaque. Ils ont, avec eux, des prisonniers qui n'en mènent pas large. Nous rejoignons alors la section Joos. La bataille d'Eppeville était finie et gagnée. Nous avons passé les deux jours suivants sur ces positions. Une péniche se trouvait en travers du canal, où les Allemands l'avaient placée pour traverser. Nous tâchons de la couler et de l'incendier. Nous sommes bombardés. La cheminée de l'usine dégringole. Et dans la nuit du 26 au 27, nous retrouvions avec joie notre maison du Vert-Galant, près du PC — sous une pluie diluvienne.

 

Une suite de jours agités

L'attaque du 24 mai, que nous avons repoussée, avertit l'ennemi que nous étions décidés à ne pas le laisser passer. Aussi s'empressa-t-il d'augmenter ses moyens. Son artillerie motorisée ne tarda pas à nous faire voir qu'il n'abandonnait pas la partie.

Déjà, le 24, tandis que la 6 se battait de part et d'autre de son front (avec le capitaine, à droite et le lieutenant Galy à gauche) les sections Sauer et Ramel, ainsi que le point de jonction avec la section Olive, recevaient une dégelée d'obus. Les jours qui suivirent ne connurent pas de calme. Notre artillerie répond du tac au tac. Mais le trop fameux «coucou» survole une de nos batterie, la signale, et un tir ennemi la détruit, près du PC du bataillon. Au matin du 25, attaque sur la section Sauer, au pont. D'abord, tir de mortier. Puis, soudain, on voit déboucher une forte colonne, en haut de la rue. Les Allemands, imperturbables, avancent en rangs serrés, l'arme à la main. De même dans la rue parallèle surveillée par le groupe Castelbou. Immédiatement, les FM entrent en action, et aussi le mortier de 60. Les Allemands s'enfuient, laissant des morts sur le terrain. La surprise n'a pas réussi. Mais le lendemain, ils reviennent, toujours devant la section Sauer.

Voici l'affaire, racontée par le lieutenant Sauer: «Dès le petit jour, les guetteurs constatent du mouvement en face, particulièrement sur la placette qui suit le pont. Je demande un tir d'artillerie que j'obtiens aussitôt. Puis, calme plat. Mais, brusquement, à 7h 30, je vois, avec étonnement, une épaisse brume surgir du fond de la placette, à 300 mètres de mon abri. Bien entendu, il ne s'agit pas d'un phénomène météorologique! Et nous comprenons vite qu'il s'agit d'un nuage artificiel qui, évidemment, ne présage rien de bon. II se dissipe très vite, et, à notre grande surprise, apparaît un canon de 77 braqué sur nous, lequel tire aussitôt, de plein fouet. Heureusement, le coup est trop haut de cinquante centimètres, et l'obus passe en sifflant, juste au-dessus de l'emplacement du FM chargé d'interdire le débouché de la rue. L'ennemi n'a pas le temps de tirer une seconde fois. Mon canon de 25, commandé par l'adjudant Perrier, gagne le 77 de vitesse. Un projectile, bien placé, transperce la plaque de blindage du canon, et «liquide» le pointeur. Leçon salutaire qui... incite les servants à se mettre dare-dare à l'abri. Pendant que le canon de 25 continue à tirer pour essayer de mettre une balle dans la bouche du canon, je constate, à la jumelle, que les servants, profitant d'un repli du terrain, essaient, en rampant, de regagner leur place.

La situation est grave, car ils sont à l'abri du tir du FM. J'appelle le sergent Piot qui met son mortier de 60 en batterie, et tire quatre obus pour régler son tir. Les trois premiers obus sont perdus, derrière les maisons. Mais le quatrième met le feu à une baraque en bois et permet le réglage. La rafale de six obus qui suit nettoie le terrain et met le canon hors d'usage, la gueule en l'air et une roue démolie. Nous avons eu chaud... Mais l'ennemi ne se tient pas pour battu. Derrière le canon, il amène, lui aussi, un mortier, et nous recevons aussitôt de nombreux «minnen». De suite, il y a des blessés, dont Aupetit, gravement touché, et Daumas. L'adjudant Perrier aussi est blessé, mais il refuse de se faire évacuer.

Nous tirons de tous nos feux en faisant un raffut qui, sans doute, nos balles et obus aidant, impressionne l'ennemi. II se retire au bout d'une demi-heure, et, de nouveau revient le calme plat. Je traverse alors le canal, par l'écluse, pour me rendre exactement compte. Et je trouve auprès du canon, trois cadavres abandonnés, qui sont ceux de trois sous-officiers d'artillerie de trois régiments différents. Ils sont, tous trois, décorés».

Au compte-rendu du lieutenant Sauer, on apprend la composition curieuse de ce trio d'artilleurs. Est-ce la preuve que l'ennemi n'est pas organisé, qu'il passe seulement, qu'il frise la pagaille? On se laisse aller à le croire. D'autant que la journée se passe dans un calme relatif. Devant Estouilly, le caporal Blaya repère un mortier ennemi qui envoie des obus sur le PC du capitaine. Un bon tir de notre 60 le fait taire. Dès ce jour, nous savions que l'ennemi, qui, jusque là, s'était contenté d'occuper les villages au nord de Ham, s'installait dans Ham même. Et cela lui donnait un avantage sur nous, du fait que, des maisons de la ville, il dominait nos emplacements. Il en profita les deux jours suivants pour nous harceler de balles et d'obus.

Dès le matin du 27. le lieutenant Sauer signale au capitaine, à 5 heures: «Castelbou a vu une dizaine d'ennemis qui filaient, en colonne par un, tout équipés, vers la droite de l'église». A 11 heures, nouveau compte rendu: «Devant l'église, on vient de voir passer des troupes dans la même direction».

Est-ce une relève ennemie? Le lieutenant Ramet rendait compte: «Richez a aperçu, de mon observatoire, dix Allemands longeant la prairie et se dirigeant vers Ham».

A midi, le lieutenant Sauer rendait compte que «dans la maison devant l'église, les Allemands paraissent s'être installés en défensive». Et, un peu plus tard: «La région de l'église est, actuellement, assez garnie. Je crois que si on pouvait faire tirer du 81 sur l'église, cela pourrait donner quelque chose». Accompagné d'un croquis, un compte rendu du lieutenant Ramel disait: «Ai aperçu très grande quantité d'ennemis en A (maison à 200 m. sud de l'église). Il me semble qu'il y a concentration de troupes à Ham. Je vous le signale, à toutes fins utiles, et notamment pour leur flanquer, ce soir, par surprise, une formidable dégelée d'artillerie».

Ils n'eurent pas à attendre le soir. Ils fourmillaient sur les lisières du bois en face de la section Ramel. On entendait nettement les cris gutturaux des officiers. Ils étaient arrivés là si facilement qu'ils ne pensaient pas que nous pouvions les inquiéter et ils ne prenaient aucune précaution. Sans tarder, le dispositif d'alerte joue. Gazelle, l'agent de liaison, bondit sur son vélo pour faire au capitaine un rapide compte-rendu verbal. Un violent feu de FM et de VB met le désordre chez l'ennemi. Les Allemands s'enfuient de toutes parts. Mais certains, s'avançant dans la prairie, avec un cran remarquable, s'agenouillaient pour tirer. C'étaient un jeu de les abattre à coups de fusil. Là-dessus, le tir d'artillerie obtenu par le capitaine tombe en plein sur les troupes que les gradés «engueulaient» à grands cris.

Une heure après, le calme était revenu, tandis qu'une avalanche de nos obus écrasait le bois d'Estouilly. Dans les heures qui suivirent, le capitaine fit à l'artillerie, un appel constant. Et nos canonniers répondirent largement à ses appels. Jamais nous n'avons eu, à ce point, l'impression, à la fois, de notre supériorité et de l'affolement ennemi. Au fond, ce que nous avions pris pour une attaque, était probablement une relève. Mais sur un itinéraire mal choisi, qui ne faisait pas honneur aux renseignements allemands. Ces troupes-là, venues les mains dans les poches, devaient avoir une certaine peine à penser que les choses pouvaient changer. Nous les avons aidés à réfléchir...

Le lendemain 28, relève du bataillon. Mais la 6 reste en ligne. Et nous dépendons, désormais, du 3e bataillon. L'artillerie ennemie se fait de plus en plus agressive. Elle frappe un peu partout: sur les sections du canal, sur le PC. La maison contiguë au PC du capitaine a son toit défoncé. Mais on le leur rend bien. Un coup de téléphone du capitaine suffit pour faire déclencher sur l'ennemi des tirs remarquablement précis. Le commandant Tuffelli et le lieutenant Santraille se tiennent en liaison constante avec notre PC. On fait du beau travail. Echange de tirs jusqu'au 29, à midi. A ce moment, tout le front de la compagnie est mis en alerte. L'adjudant Olive signale que l'ennemi débouche au bois d'Estouilly, et demande un tir d'artillerie. Mais le tir ennemi précède le nôtre. Des fusants blessent sept hommes et gradés: le sergent-chef Disdier, le sergent Pin, le caporal Blaya. Et Bally qui, emporté sur un brancard, disait gaiement au capitaine: «Ils m'ont drôlement arrangé»... et mourut à l'hôpital. En même temps que l'adjudant Olive, le lieutenant Ramel signale simplement: «Nous sommes attaqués». Mais à la section Sauer, les choses semblent aller encore plus mal. C'est, à la fois, un bombardement nourri et une vive fusillade. Le lieutenant, pour mieux voir, grimpe dans le grenier du château situé derrière son PC Il voit avancer les Allemands dans les rues de Ham, portant des échelles et des planches pour essayer de franchir le canal. L'ennemi s'installe dans les maisons du quai et mitraille nos positions. Pourra-t-on tenir contre des feux si nourris? Et, à l'abri de leur tir, les Allemands ne vont-ils pas passer ? Ils ne sont pas passés. Au feu ennemi, nous répondons par tous nos feux, mitrailleuses, FM, grenades. Le capitaine renforce les sections du canal par sa section de réserve. Il obtient des tirs de 81 et d'artillerie qui déconcertent l'ennemi. Et notre vaillant mortier de 60 arrose la place et les rues où les Allemands ont l'imprudence de se concentrer. Nous y avons laissé de bons camarades, tel Bianchi, tué à son FM. Mais ce fut une victoire dont nous pouvons être fiers. A 16 heures, le groupe franc du 3e bataillon, commandé par le lieutenant Battestini, vient nous renforcer. Mais il servira seulement à alléger les fatigues de la garde de nuit, car l'ennemi se tient coi, après cette bonne leçon.

Pourtant, dans la soirée, la section Ramel est assaillie de rafales. Mais le sergent Roustan repère, grâce à un périscope de fortune, une mitrailleuse ennemie qui arrose, tantôt la section Ramel, tantôt la section Olive. Deux croquis sont envoyés au capitaine qui demande un tir de 81. Une, demi-heure après, il recevait ce simple compte rendu : «Bravo pour les types de 81. Ils ont détruit la maison que je vous signalais». Le premier obus était tombé juste devant la maison que le second avait défoncée. Un obus était tombé sur un groupe de quatre hommes dont on ne vit plus rien après.

Et la nuit passe, relativement calme, après cette journée de victoire. Dès le petit jour, le bombardement recommence très violent. Les rafales d'armes automatiques ne nous laissent pas de répit. Nous répondons par l'artillerie et nos mortiers. La maison où se tient le lieutenant Sauer reçoit vingt-cinq obus. Les emplacements de FM deviennent intenables. Le lieutenant prend la décision de faire rentrer les tireurs dans les abris, et il guette tout seul, gardant un FM dans la main, prenant seulement la précaution de rentrer quand siffle un obus, et ressortant dès qu'il a éclaté. Le résultat, est que nous n'avons, malgré ce violent bombardement, à déplorer qu'un blessé, du groupe franc. Dans la nuit, nous sommes relevés par le 140. Relève longue, pleine d'ordres et de contre-ordres. Ce n'est qu'à 4 heures du matin, quand le jour se lève, que la compagnie quitte Ham pour Brouchy, où est le PC du colonel.

Ainsi finit notre séjour de treize jours dans ce coin où malgré la faiblesse de nos moyens, nous avons arrêté, sur la Somme, l'ennemi victorieux. Le nom de Ham, que la plupart d'entre nous ignoraient deux semaines auparavant, est, désormais, et jusqu'à la fin de nos jours, le rappel d'un souvenir inoubliable. Une phrase d'un compte rendu du lieutenant Ramel illustre parfaitement la situation: «Voici deux semaines que nous arrêtons les Allemands, et ils n'avaient mis que trois jours pour arriver jusqu'ici». Le 141 peut être fier de ce qu'il a fait à Ham. Et l'on attribuait au colonel un mot qui disait bien les choses: «Nous avons, remporté deux victoires à Ham. La première, d'en avoir chassé les Allemands. La seconde de l'avoir donné au 140».

 

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22 janvier 2011 6 22 /01 /janvier /2011 20:16

Le commencement de la fin...

Le repos fut modeste. Arrivés à Brouchy, nous y goûtons le plaisir d'être éloignés de la ligne de feu (8 à 10 kilomètres). Mais dès le 1er juin, au matin, les cadres partent reconnaître nos nouveaux emplacements sur le canal. Nous montons dans la nuit. Entre temps, cet «emplacement de repos» ne nous fut pas très reposant, car nous y fûmes bombardés par l'artillerie ennemie. Et, prenant ses emplacements dans une ferme isolée, l'après-midi, la section Olive arriva sous les obus.

Nous savons que les positions que nous devons prendre ont été bombardées l'après-midi. Mais nous nous installons sans encombre. Les sections Galy et Ramel sont sur le canal, à un petit village abandonné, Sommette-Eaucourt. La section Sauer est avec le PC du capitaine, dans une maison de garde-barrière qui domine le paysage de prairies. Les rives du canal sont plates, sans remblai, difficilement défendables. En face, des fourrés épais. Mais un coup d'œil sur la carte nous apprend qu'ils sont très marécageux, et, par conséquent, impraticables à l'ennemi.

C'est le calme presque plat. A peine, de temps en temps, quelques obus. Nos prédécesseurs, pourtant, y avaient eu des escarmouches. Le seul ennui est de ne recevoir le ravitaillement que de nuit, car notre position est telle que l'ennemi peut voir nos moindres mouvements. Aussi, se planque-t-on tout le jour. On reste là trois jours de quasi-repos. Le moral est excellent, et le capitaine reçoit des comptes-rendus ainsi conçus: «RAS. Demandes: fly-tox». Car le grand ennemi, c'est... les moustiques! Dans la nuit du 4 au 5 juin, nous sommes relevés par le 3e bataillon. Nous partons heureux du repos en perspective, sans nous douter que nous commencions là, un trajet qui ne devait finir que... dans la Haute-Vienne!

Partis à 11 heures du soir, nous arrivons à 3 heures du matin à Golancourt, où s'est installé le PC du bataillon. De suite, on tâche de dormir, et même, certains, osent se déshabiller, ce qu'on n'a pas fait depuis des semaines.

Mais le repos est court. A peine a-t-on commencé à dormir qu'un bombardement nous assaille. Le capitaine, qui s'était installé au rez-de-chaussée d'une petite maison est réveillé par un obus qui tombe au pied de la fenêtre et envoie voltiger les contrevents. Les éclats emplissent la chambre, sans autre dommage, et Bicheron qui dormait par terre, reçoit toutes les vitres sur la... figure. Et on se rendort.

Mais, à 7 heures, alerte. L'ennemi a attaqué, à la fois à Sommette-Eaucourt, où nous étions la veille, et sur le front du 140, qui est à Ham. On dit qu'il avance sur la route de Muillé-Villette, sur lequel se trouve Golancourt.

Une demi-heure après, nous sommes installés en défensive aux lisières du village. Nous apercevons chez l'ennemi une saucisse qui nous surveille. Un avion ennemi nous survole et mitraille... des vaches qui paissent bien tranquillement. Nos artilleurs, près de nous, battent des records: 27 coups à la minute. Finalement, comme le 24 mai, une contre-attaque rejette les Allemands de l'autre côté du canal. A midi, le lieutenant Sauer et les cadres restés en ligne pour passer les consignes, nous apportent les nouvelles. L'ennemi a passé le canal à Sommette sur des barques en caoutchouc. Les sections Fortoul et Sanche, de la 3e compagnie, se sont battues à la baïonnette. Les Allemands ont laissé une trentaine de cadavres sur le terrain. Nous avons eu des pertes. Les prisonniers déclarent qu'ils étaient 4.000 massés, prêts à foncer dans la brèche, avec ordre de faire un minimum de 20 km par jour sur la route de Paris. Ils ont, une fois de plus, manqué leur coup.

Cependant, l'atmosphère reste nerveuse. Le 1er bataillon ne cesse de demander du renfort. Après la 5, c'est la section Sauer qui repart en ligne. Nous passons la nuit en alerte dans les bois. Au petit jour, nous rentrons au village, et goûtons notre dernier sommeil tranquille. La journée passe, calme pour nous, mais angoissante pour le 140. L'ennemi a réussi, encore, à passer le canal, aux environs du port, et à l'emplacement qu'occupait la section Olive. Les contre-attaques se succèdent au 140. Pendant ce temps, le capitaine et les cadres font de longues reconnaissances autour du village. On doit s’y installer en «réduit», et résister sur place. En attendant la nuit, on mange. Mais, à 7h 30, ordre à la 6 de remonter en ligne pour renforcer le 140. Un quart d'heure après, nous sommes en route, par les champs, en évitant la route.

La nuit tombe. Des obus éclatent à cent mètres devant nous. Nous laissant dans un bois, le capitaine part accompagné de son ordonnance, prendre les ordres au PC du 140. II revient nous chercher pour nous conduire à Ham. La mission est de s'installer en ligne de soutien sur la voie ferrée, derrière l'ancien PC de compagnie du Vert-Galant. Avant le départ, il réunit les chefs de sections et leur confie une nouvelle stupéfiante qu'il tient d'un capitaine du 140, sous toutes réserves: la division va décrocher dans la nuit et se retirer vers le sud. Car la division voisine a été débordée, et nous sommes déjà pratiquement tournés par l'ennemi, à notre gauche. Mais l'ordre n'est pas encore officiel, et nous devons, tout de suite, remplir notre mission.

Sommes-nous destinés à une mission de sacrifice pour retarder l'ennemi en nous faisant tuer sur place? La nuit est venue. Nous partons, sur la route de Ham. Nous croisons de petites colonnes de mitrailleurs qui «descendent». Est-ce le commencement du repli? Un guide, qui connaît le terrain encore moins que nous, nous fait perdre beaucoup de temps. Finalement, nous nous engageons sur une voie en remblai pour nous placer en défensive au point indiqué, sur la carte, par le chef de bataillon du 140. La gare de Ham est en feu, et une rame de wagons brûle, éclairant la nuit noire. A minuit, le capitaine nous place sur le terrain. Nous commençons à creuser des trous, et nous sommes décidés à offrir une résistance opiniâtre. Des agents de liaison sont envoyés vers la gauche et vers la droite. Mais le capitaine a vite l'impression qu'il est tout seul «dans le décor». Un GM qu'on lui avait signalé, n'est pas à l'emplacement indiqué. Des traces récentes montrent qu'il s'est replié. Bicheron est expédié au PC du bataillon, avec un mot secret pour le commandant. Il faut, à tout prix, savoir si nous sommes compris dans le mouvement général de repli. Sinon, il nous faudra mourir sur place, pour protéger la retraite du régiment. Des moments angoissants passent. Seuls, les chefs de sections sont au courant de la situation. Pour attendre, le capitaine entre dans une petite maison, par la fenêtre. A peine a-t-il fait deux pas, dans l'obscurité, qu'il tombe par une trappe ouverte, jusque dans la cave. La chute a été rude. Il souffre beaucoup des reins et d'une jambe. Mais Bicheron revient du PC du bataillon .Il n'a trouvé personne. Tout le monde s'est replié. Notre situation est aggravée du fait que nous sommes détachés au 140, et que nous ne dépendons pas de notre régiment. Que faire? Une seconde fois, «Biche» est expédié, dans la nuit, afin de savoir, auprès du 140, si nous devons rester sur place ou nous replier aussi —ce que nous ne pouvons pas faire sans ordre.

Il n'y a plus personne au PC du 140. Mais le chef de bataillon nous a envoyé l'ordre de repli. Ce fut une chance inouïe que «Biche» ait rencontré, dans la nuit, l'agent de liaison qui portait l'ordre —et ne savait pas exactement où nous étions. A 2h 45, le 7 juin, le capitaine serrait précieusement dans son portefeuille l'ordre ainsi conçu: «Rejoindre de suite votre bataillon qui se trouve à Flavy-le-Meldeux. Mouvement à faire en ordre et en silence. Exécution immédiate».

Par une coïncidence curieuse, la section Sauer, qui était partie en renfort avant le reste de la compagnie, décrochait, aussi, à la même heure. Ce qui fait que nous pouvons dire que la 6 a été la dernière des unités de l'armée française à tenir sur la Somme.

A trois heures, il va faire jour. Nous devons décrocher sans alerter l'ennemi. Déjà les avions allemands rôdent dans le ciel qui s'éclaire. En colonne, par un, de chaque côté de la route, nous regagnons Golancourt. Beaucoup n'ont pas compris, alors, l'impatience du capitaine qui n'accorda que cinq minutes pour prendre les ballots d'allégement. Ceux-là comprendront maintenant... Quant aux bagages qui étaient avec les cuisines, nous ne les verrons plus. A Golancourt, quelques permissionnaires rentrés pendant la nuit, nous attendaient. Ils nous apprennent les bombardements de leur train, et la mort du caporal Ardisson, à Noyon. Et nous entamons le repli qui, des rives de la Somme, nous conduira aux bords de la Vienne.


Histoire d’un repli

La retraite en combattant

 

La journée du 7 juin

Il fait jour quand nous arrivons à Flavy-le-Meldeux. Nous pensions y retrouver le bataillon, mais nous y trouvons la 7e compagnie. Le lieutenant Roux, qui la commande, nous instruit, en quelques mots: «Je suis en avant-poste avec mission d'attendre les Allemands». Et il nous dirige vers le bois du Châpitre où se trouve le commandant. Au moment de quitter le village, survol d'avions de plus en plus nombreux. Nous avançons par la route, puis par des chemins de terre, mais en plein soleil, car le temps est radieux. Il faut se planquer à chaque instant, car les avions ennemis sont très actifs. Quand un groupe nous semble assez loin pour repartir, un autre apparaît. Et il faut se planquer à nouveau, où l'on peut... Mais les avions allemands ne semblent pas s'inquiéter de nous. Ils s'occupent à des bombardements massifs. Nous assistons, du haut d'une colline, au pilonnage de Guiscard, à quelques centaines de mètres devant nous.

A un petit groupe de fermes, Tirlancourt, nous nous reposons un instant. Car nous marchons depuis douze heures. Les avions ennemis ont provisoirement disparu. Nous repartons. Au château de Béthencourt, le capitaine voit le commandant Tuffelli qui lui donne des indications sur l'itinéraire à suivre. Nous devons rejoindre Rézavoine où se trouve le colonel.

Dans une petite maison de Rézavoine, le capitaine se présente au colonel. Calme, comme toujours, mais très pâle, le colonel commence une journée d'angoisse, après une nuit d'inquiétude. Il ne dit que peu de mots, des mots d'affectueux encouragement et de joie en revoyant sa 6 qui... vient de loin! Et nous ne saurons que plus tard ce que notre colonel cache sous un sourire: la division est près d'être encerclée. Il nous faut, à tout prix, passer le canal du Nord dans la nuit, car l'ennemi est maître de tous les ponts, sauf celui de Lagny. En attendant, il faut contenir l'avance des Allemands qui, quelques minutes après notre passage à Flavy-le-Meldeux y étaient arrêtés par la 7.

Nous sommes en réserve de division à un kilomètre de Rézavoine, au bois du Châpitre, où nous retrouvons le commandant. La section Sauer nous rejoint tandis qu'épuisés, nous nous reposons sous les arbres, et le capitaine l'accueille avec la joie que l'on pense. Le lieutenant Sauer nous apprend que les Allemands ont franchi le canal à Ham, et, ne trouvant plus aucune résistance, se sont avancés jusqu'à Golancourt. Ils continuent leur avance. Du bataillon, on apprend que, pendant que nous tenions à Ham, les Allemands faisaient, sur notre droite, une pointe dangereuse jusqu'à Chauny et le canal de l'Ailette (qui passe à Merlieux). Or, depuis deux jours, ils ont avancé sur notre gauche, élargissant leur tête de pont de Péronne. Et nous nous sommes trouvés au sommet d'une poche qui se refermait derrière nous. Il s'agit d'en sortir ...

En attendant, nous n'avons rien à manger. Nous apprenons que l'adjudant Vernet, le sergent-chef Hourset et Loup, nous cherchent partout et ont amené la roulante, malgré mille difficultés. Mais au moment où ils vont nous rejoindre, vient l'ordre de se mettre en défensive sur les pentes de Razévoine. De réserve de division, nous passons en ligne, avec mission de protéger le repli des 1er et 3e bataillons qui doivent nous passer en se repliant. On «remonte» donc à Rézavoine, à la maison où le colonel a installé son PC d'un matin. Nous occupons de petites crêtes, dans les vergers. La section Sauer est à gauche, en liaison avec la 7, la section Olive au centre, la section Galy à droite, et la section Ramel en réserve au PC du capitaine, à trois cents mètres en contre-pente. Devant nous des près, puis des lisières d'un bois touffu où, bientôt, se font entendre les moteurs des blindés ennemis. La chaleur est étouffante. Nous n'avons toujours rien à manger. Heureusement, des «débrouillards» ont trouvé du cidre. A 16 heures, le 1er bataillon se replie de Fréniches et le commandant Péraldi apprend au capitaine qu'il se bat depuis le matin. Le 3e bataillon nous passe sur notre droite. Désormais, c'est nous qui sommes en première ligne. Du bois, partent des fusées blanches lancées par les Allemands. Aussitôt, la 7 et aussi le PC du bataillon sont bombardés. La 7 aperçoit des blindés ennemis débouchant du bois. Un barrage d'artillerie arrête l'attaque. Nous saurons plus tard quelle reconnaissance nous devons à nos artilleurs du groupe Pinelli qui, sur la demande instante de notre colonel, ont mis en batterie sous le bombardement des avions ennemis. Les Allemands remontant de Noyon, se sont emparés de Genvry, sur le canal du Nord, à trois kilomètres du pont où nous devons passer dans la nuit, à cinq kilomètres derrière nous. Ils sont donc dans notre dos. Des ennemis débouchent du bois. Nous les accueillons par le feu de tous nos FM. Le capitaine reçoit du commandant l'ordre de tenir coûte que coûte: «Tout repose sur vous». Nous tenons. Le repli ne doit commencer, qu'à 22 heures. Le temps passe très lentement. Pour empêcher tout débouché du bois, nous tirons sans arrêt. Aurons-nous le temps de passer le canal du Nord? Nous savons, par expérience, la valeur d'un canal. Par bonheur, l'ennemi a été arrêté à Genvry. Il reste un pont libre. Pourrons-nous passer? Avant de décrocher, à la nuit noire, nous faisons un feu d'enfer sur le bois. Puis, rapidement, en colonne des deux côtés de la route, nous partons vers le canal.

 

La nuit de Lagny et la journée du 8 juin

Marche fatigante coupée de longs arrêts. Nous sommes derrière la 7, et la 5 nous suit. On traverse Chevilly. A une barricade abandonnée, des officiers du GRD nous pressent de passer. On doit faire sauter le pont sur le canal. Enfin, nous y voici à minuit. Il sautera après notre passage. Devant nous Lagny est en flammes. C'est un long village qui s'étire aux bords de la route. Dans l'après-midi un convoi hippo y a été surpris par l'aviation ennemie. Et ce que nous y avons vu dépasse en horreur tous nos précédents souvenirs. Un enchevêtrement de cadavres d'hommes et de chevaux gagnés par les flammes, tandis que s'écroulent les maisons dévorées par le feu. Il est impossible de passer sur la route. Nous devons nous frayer un chemin par les jardins, dans un encombrement indescriptible de véhicules embourbés. Notre colonne se coupe à chaque instant. Bientôt la 6 et la 5 seules tâchent de reprendre la route en direction du bois de Plessis-Cacheleux où doit se regrouper le bataillon.

Notre fatigue est immense car il y a, à ce moment, trente heures que nous marchons et combattons, sans manger. Le capitaine envoie les lieutenants Galy et Sauer reconnaître un passage éventuel vers la route. En attendant, on se regroupe dans ce désordre inouï, parmi les véhicules qui se suivent sans arrêt, à la lueur de l'immense incendie. Le capitaine Dazet a sa compagnie derrière nous. Enfin, le passage est trouvé, et nous rejoignons la route, la 6 et la 5 ensemble, dans un ordre réconfortant.

Nous devions atteindre Thiescourt, mais, en route, un ordre verbal nous avait indiqué le bois de Plessis-Cacheleux. Nous y arrivons au milieu de la nuit, absolument harassés. On s'étend par terre, sous les fourrés, et on s'endort d'un sommeil lourd, vers deux heures du matin.

Il y a à peine vingt-quatre heures que le repli est commencé. Et, déjà, il nous semble que nous sommes seuls dans le décor. On rencontre, partout, des gens qui cherchent leur unité. On sent venir le désordre envahissant. Pour nous, il faut, à tout prix, rester groupés, nous sentir plus unis que jamais, faire un bloc indissoluble dans le désarroi général. Pour l'heure la 5 et la 6 sont ensemble dans le bois. Pendant que leurs hommes dorment, les deux capitaines se partagent la besogne. Le capitaine Dazet ira reconnaître le PC du bataillon, et le capitaine Pétré se préoccupera de trouver de la nourriture. Car il y a un jour et demi que nous n'avons rien mangé.

Comme il faut éviter de se faire repérer, l'ennemi pouvant être autour du bois (on ne sait rien de la situation), les deux capitaines s'en vont seuls. L'un enfourche un vélo et part à la découverte. L'autre se faufile le long des lisières pour atteindre la grande route où gisent de nombreux cadavres, et aussi des voitures qui, peut-être, portent «de quoi manger». Il n'y a rien, que des paperasses de comptabilité, des vêtements, des cantines. Rien à se mettre sous la dent. Et il faut faire manger trois cents hommes!

Tout à coup, assez loin, dans un champ, notre capitaine aperçoit une roulante abandonnée, avec ses deux mulets crevés, les quatre fers en l'air. Il y trouve une caisse pleine de boîtes de sardines qu'il rapporte, triomphant. Le lieutenant Ramel, envoyé, avec quelques hommes, pour voir s'il n'y a pas autre chose, revient avec de magnifiques rôtis trouvés dans cette bienheureuse roulante. Il rapporte aussi des livrets militaires. Et nous nous apercevons alors que cette roulante est celle de la 6! Les livrets de Loup, de Blanc, de Plantier, de Champel, etc. ne nous laissent aucun doute. Nous apprendrons plus tard que nos cuistots ont été bombardés à Lagny, que le convoi a été dispersé, et que Mercoiret a été si grièvement blessé qu'il faudra l'amputer d'une jambe. Et notre chèvre-mascotte, Cydalise, a été tuée... Quoi qu'il en soit, on mange. Des débrouillards ont trouvé du pain auprès d'artilleurs. Nous n'avons rien à boire, pas une goutte d'eau. Mais on se restaure tout même, et quand, vers 10 heures, un motocycliste arrive du bataillon, tout le monde est réconforté. L'ordre est de rejoindre Thiescourt, sans tarder, car l'ennemi est au bois de Candor qui commence à quelques centaines de mètres-du nôtre. Nous partons à 11 heures, par un temps magnifique qui donne beau jeu aux avions ennemis qui nous survolent. Nous évitons la grande route et les villages, marchant à travers champs, nous camouflant quand passe un avion. A Thiescourt, toute la division est «regroupée», un mot que nous reverrons souvent!

Nous nous installons dans les écarts, parmi des vergers. Après ce que nous venons de voir, nous préférons éviter les villages. Le ravitaillement arrive et on lui fait fête. On se repose sous les arbres. Il semble que tout va bien... Mais ce n'est qu’un court répit. Le capitaine, rendu au bataillon, y reçoit l'ordre d'aller s'incliner à Gury, en «bouchon anti-chars» (encore un mot que nous reverrons!). Or Gury est à une dizaine de kilomètres de Thiescourt. Et tout le monde est épuisé. Le capitaine a un mot «historique» qui dit bien nos sentiments: «J'aimerais-mieux crever que d'entendre cet ordre». Il obtient, tout de même, de ne l'exécuter qu'après le repas. Retard heureux car, au moment de partir, on reçoit l'ordre d'aller non plus à Gury, mais à Dives, qui n'est qu'à trois kilomètres.

Par une marche pénible, sous un soleil impitoyable, nous arrivons à Dives vers 18 heures. On s'installe aussitôt, mais à peine est-on placé sur le terrain, qu'un ordre arrive: le bataillon doit s'embarquer en camions sur la route de Lassigny à Mareuil-la-Motte. Nous prenons à peine le temps de manger et nous repartons. Un peu avant le départ, des obus tombent sur le village, que nous quittons sans regret. Il y a une dizaine de kilomètres à faire. Des guides, aux carrefours, nous font prendre le trajet le plus long, mais c'est une nécessité, les routes étant très encombrées. Enfin, nous atteignons la route de Lassigny et nous nous affalons pour une pause bien gagnée. A notre droite, un avion est harcelé par la DCA allemande, et nous sommes tout surpris de «les» trouver si près et si avancés par rapport à nous. Le lieutenant Gouyon, en moto, vient nous presser de repartir. Mais on le reçoit fraîchement, et il obtient du capitaine la réponse que nous faisons, seulement, les choses humaines, et qu'on n'est pas le Bon Dieu.

L'excellent lieutenant Gouyon repart, tout contrit de cette mauvaise humeur, non sans nous faire observer qu'un avion nous survole. Et les officiers de la 6 se rappelleront longtemps que, d'une même voix, ils lui ont répondu: «Mais mon vieux, on s'en f...». Le fait est que la fatigue est immense. On n'en peut plus. Et les «Quatre z'officiers» comme ils s'appelaient entre eux concluent simplement: «Au point où nous en sommes...». Mais ce léger mouvement de découragement s'achève, comme toujours, dans un éclat de rire. On repart... Et l'on finit par arriver, à la nuit, aux camions. Ils partent, avec les autres bataillons, et nous attendons longuement leur retour. Couché le long de la route, le bataillon, harassé, s'endort, tandis que des avions le survolent et lancent des fusées éclairantes sans arrêt. Enfin, à 1 heure du matin, le 9 juin, nous embarquons et les camions partent vers le sud...

 

Le repli s’accentue

Donc, le 9 juin, à une heure du matin, nous quittions la région de la Somme. Nous allions, disait-on, derrière l'Oise. Nous laissions derrière nous des artilleurs en position, et nous traversions des villages où des troupes mangeaient tranquillement. Nous pensions que l'avance allemande était stoppée. Le voyage fut long. Nous n'allions pas par le plus court chemin, loin de là. Le jour est vite levé. Heureusement le brouillard nous couvre par moments.

A 4 heures, nous passons l'Oise au pont de la Croix-Saint-Ouen, le seul qui subsiste, et nous entrons dans la forêt de Compiègne. Dans les belles allées de cette magnifique forêt, nous avons l'impression que nous somme «sortis du bain» et que tout va très bien. Nous voyons des fortins en rondins, des emplacements de tir, de réseaux de barbelés, autant de choses qui nous font croire à une défense bien préparée. A un carrefour, le commandant regarde, souriant, passer son bataillon, et l'on se croirait encore aux beaux jours de Châteauneuf. Pourtant, des avions nous survolent. Mais on s'y habitue... Nous arrivons à Béthancourt, tout surpris d'y trouver des civils. Béthancourt est un joli village du Valois, perché sur un plateau. Dans ce village qui s'éveille, nous nous attendons à un véritable repos. Espoir déçu. On voit le capitaine reconnaître le terrain avec le commandant. Il faut relever les troupes d'un CID qui «tiennent» là et ont fait des travaux importants: barrages anti-chars, tranchées, emplacements de tir. Les civils sont hargneux. Ils nous accusent carrément d'avoir «fichu le camp»!

Il n'est que six heures du matin, et nous avons déjà l'impression que nous avons vécu toute une journée. Le ravitaillement arrive, puis notre chère roulante récupérée au bois de Plessis-Cacheleux. On fait la distribution dans l'église, seul endroit qui offre un abri aux vues des avions, grâce aux arbres qui sont sur la place. Ce n'est pas du goût d'un capitaine d'artillerie qui se montre scandalisé de ce «sans-gêne». Mais notre capitaine lui rétorque qu'il est certainement plus agréable à Dieu de voir des soldats nourris, plutôt que mourants de faim et de fatigue.

Nous prenons nos emplacements, avec mission de se défendre de tous côtés. Du haut de la colline, on voit les fumées de Compiègne qui brûle. Ça ne remonte pas le moral. On s'énerve, on s'inquiète, et la fatigue s'augmente en allées et venues incessantes. Vers le soir, ordre de s'installer à Morcourt, en «bouchon anti-chars». Il y a quatre kilomètres à faire, et tout le monde est à bout. Le capitaine s'arrange pour faire faire ce déplacement en camions. A minuit, l'installation est terminée. Morcourt est une petite agglomération de fermes, dans une dépression noyée de verdure. Les sections Galy et Ramel sont sur le plateau, au nord. La section Sauer sur la route de Béthencourt et la section Olive avec le capitaine, dans une grande ferme, près du PC du bataillon. Le matin du 10 juin se lève, inondé de soleil. Le paysage est reposant au possible. On se sent loin de la guerre, loin de tout... Dès le matin, nous avons du café chaud, chose que nous avions presque oubliée, tant il nous paraît qu'il y a longtemps que nous n'en avions eu.

La journée s'avance, calme, extraordinairement. On se lave, on se fait couper les cheveux, on se pomponne. Encore une ou deux journée comme celle la et nous serons tout à fait d'aplomb. Pour la première fois depuis Ham, on reçoit du courrier. Cette journée ensoleillée du dimanche 10 juin restera le seul bon moment de la retraite.

Mais voilà que, vers 18 heures, les lieutenants Galy et Ramel voient arriver sur le plateau une troupe lamentable du génie, sans officiers. Ils demandent naïvement à ces hommes: «Vous allez au repos?». Mais la réponse les renseigne vite: «On vient de Pierrefonds. On a en vu». Et aussitôt, ce mot superbe: «Et nos fantassins peut-être encore plus!...». A peine ces hommes sont-ils passés qu'on entend un grand bruit de moteurs sur la route de Crépy-en-Valois. Une grande quantité de chars passe à toute allure. Bientôt, des rafales se font entendre. On se bat à notre droite, et derrière nous. En même temps, l'ordre arrive du bataillon: «Rassemblement immédiat. On se replie». Une demi-heure après toutes les sections se retrouvent au PC du capitaine, et l'on part, colonne par un, sur une petite route, le long des haies.

 

La nuit de Crépy-en-Valois

Les compagnies partent individuellement. Le bataillon se regroupera au Bois-du-Roi, à une dizaine de kilomètres au sud. L'itinéraire passe par Crépy-en-Valois. Dès le départ, des avions nombreux nous survolent à basse altitude. Il faut faire de longs arrêts dans les haies avant de repartir. On arrive sur un immense plateau nu, tout en champs de blé. La route qui passe par Crépy-en-Valois le traverse. Nous nous y engageons. Heureusement, la nuit va venir.

Nous marchons vers Crépy quand des artilleurs, venant vers nous, nous préviennent que le village est occupé par les Allemands, solidement installés et munis d'engins blindés. Il nous faut trouver tout de suite un autre itinéraire. Par bonheur nous avons une carte que porte le lieutenant Sauer. Il y découvre, à 1.500 mètres à l'ouest, ce que, à la faible lueur du jour finissant, on prend pour une rivière. Il faut l'atteindre sans tarder car la carte indique une dépression qui nous abritera des vues ennemies. Vite, à travers les emblavures, on atteint la fin du plateau. Là, une pente très raide et boisée, nous cause cent difficultés pour passer, surtout à ceux qui ont des vélos. Mais on finit par déboucher sur... une voie ferrée. La section de mitrailleuses du sergent-chef Mallardé s'est jointe à nous, et c'est miracle que les mulets et les voiturettes aient pu arriver jusque sur la voie. Nous sommes sur la ligne de Paris qui n'est qu'à une cinquantaine de kilomètres au sud. A gauche, le déblai nous protège, et à droite, nous dominons la vallée, ainsi qu'une route terriblement encombrée par des files ininterrompues de troupes en retraite, de camions, de chevaux, de réfugiés. Droit devant nous, la voie, libre, nous offre un itinéraire inespéré. C'est un coup de chance que nous exploitons aussitôt. Et il ne faut pas lambiner en chemin. Tout le monde a compris qu'il faut «en mettre un coup». Le capitaine et le lieutenant Sauer (qui a pris un FM) en tête, nous partons d'un pas que nous n'avons pas eu souvent. Personne n'a mal aux pieds! Ordre est donné aux FM de se tenir prêts à tirer vers la gauche à tout instant. Car la voie s'infléchit vers Crépy, et il nous faudra passer près des Allemands, presque à les toucher. En silence, dans la nuit éclairée par des incendies, nous marchons à toute allure. La gare du Duvy flambe. La voie est souvent coupée de trous d'obus. A Ormoy-Villiers, il faut traverser la route à un passage à niveau. Mais cette route est encombrée de toutes sortes de véhicules, de troupes, de réfugiés. Comment faire pour traverser ce flot?

Mais un providentiel garde républicain se trouve là. Et voici le beau dialogue qui s'engage entre lui et le capitaine: — Eh! garde, je voudrais traverser. —Vous avez du monde avec vous? —Bien sûr. Ma compagnie est derrière moi. —Vous avez votre compagnie derrière vous? —Evidemment, voyons. Alors le garde se jette au milieu de la cohue, arrête tout le monde et s'écrie: —Passez mon capitaine! Passez. J'arrête tout. C'est la première fois que je vois ça: un capitaine avec sa compagnie! Et le 6, en bon ordre, suivie des voiturettes des mitrailleurs, passa le plus aisément du monde. Nous traversons un pont miné, et nous voici au Bois-du-Roi. C'est un grand bois au sol sablonneux, couvert de fougères, où des layons se croisent, à angle droit ou en étoile, un peu partout. Même avec la carte, se diriger là-dedans, en pleine nuit, est extrêmement difficile. Des sentiers qui ne sont pas sur la carte se croisent de tous côtés. C'est un vrai labyrinthe. On se dirige à tâtons et, se couchant par terre, on s'endort. Au petit jour, le capitaine qui va à la découverte, découvre le PC du bataillon... à deux cents mètres de la compagnie. Nous saurons, par la suite, que la 5, qui s'est repliée la dernière, est «tombée sur du dur» à Crépy et que beaucoup de nos camarades ont été fait prisonniers. La «nuit de Crépy-en-Valais» reste, pour nous, un des moments critiques de la retraite.

 

La retraite sans espoir…

Le Bois-du-Roi sera toujours, pour nous, le bois où a été tué notre commandant. Nous y sommes en réserve de division, le 140 étant devant nous au contact de l'ennemi, sur les lisières du bois. Au matin, nous apprenons l'entrée en guerre de l'Italie. Et, tous, nous comprenons que la situation de la France est désespérée. Toute la journée de longues rafales de fusants arrosent le bois. Qu'allons-nous faire? Au-delà de l'Oise, on ne voit plus sur quoi l'ennemi peut être arrêté. Sur l'Ourcq, comme dans la précédente guerre? Sur la Marne et la Seine?

Malgré tout, nous sommes installés au bord des layons, prêts à recevoir l'ennemi par nos rafales de FM. Car notre régiment est, tous les jours, en position défensive et prêt à se battre. Toutes les compagnies ont, chaque jour, leur ordre de défense, et un itinéraire de repli. Tout est prévu, car nous sommes un régiment qui, dans la débâcle, reste groupé autour de son colonel qui le mène magnifiquement, comme à la manœuvre. La journée passe, au repos, malgré la perspective d'avoir à intervenir d'un moment à l'autre. La division se replie, mais elle se bat. Les fusants «rôdent» toujours sur le bois. Comme le capitaine revenait du PC du bataillon, un fusant éclate. Le commandant de Buyer, atteint d'un éclat à la tête, meurt aussitôt. Le capitaine Laurent est blessé de trois éclats.

Notre capitaine prend de suite le commandement du bataillon. Triste journée, et triste nuit. On se met à creuser des trous, on s'abrite, car, en plus de fusants, la pluie nous arrose. La nuit se passe en alertes continuelles, dans une inquiétude constante, tandis que les rafales se succèdent à l'orée du bois. Nous avons, de plus en plus, la sensation d'être manœuvrés par l'ennemi. Et nous ne savons rien de précis sur l'endroit où il est exactement. Le lendemain, le capitaine qui 'avait passé le commandement de la compagnie au lieutenant Galy nous revient, le plus ancien capitaine du Régiment étant désigné par, le colonel pour prendre le commandement du 2e bataillon privé de son chef. C'est le capitaine Champeaux, adjudant-major du 1er bataillon. Dans la journée, l'espoir renaît. Notre artillerie répond rafale pour rafale. On a l'impression que le front tient. On se demande si l'on ne va pas s'installer là. On se creuse son petit abri. Des corvées vont au village proche «acheter» des couvertures, ce qui n'est pas sans provoquer des incidents de «frontières» avec les artilleurs qui veulent tout garder pour eux. Mais le soir, on annonce une «relève». Et nous partons, à 20 heures, pour Monthyon, dans la Seine-et-Oise, où, dit-on, le régiment doit être «regroupé». Et voici que commence cette terrible nuit de fatigues que nous avons appelée «la nuit de la Marne».

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22 janvier 2011 6 22 /01 /janvier /2011 20:16

La nuit de la Marne

Nous quittons donc le Bois-du-Roi, le 12 juin, vers 20 heures. Après la sortie du bois, nous retrouvons les vastes champs plats, les blés magnifiques, le bétail qui erre, abandonné. Nous sommes heureux de revoir un ciel découvert, et non des frondaisons sur nos têtes. De toutes les cornes de bois, de tous les couverts, on entend et on voit de nombreuses batteries cracher avec violence. C'est le bombardement le plus intense que nous ayions vu. Nous apprendrons le lendemain que notre artillerie a brisé une attaque avec chars qui aurait empêché notre retraite. Nous marchons vers le sud. La 6 est en queue du bataillon, avec mission de protéger le repli. L'itinéraire prévu porte: Boissy-Fresnoy, Sennevières-Chèvreville, Brégy, Gesvros, Monthyon. La marche est longue. Elle nous paraît interminable. Le chemin est encombré par des autos, des chenillettes, des camions. Ces convois nous coupent à chaque instant. La liaison devient impossible avec la tête du bataillon. De surcroît, des canons de 25, conduits par des Polonais, s'incrustent dans la colonne. On marche, on marche... Nous passons sur des terres labourées, indéfiniment, ce qui est très fatigant. Au bout de plusieurs heures de cette marche harassante, sans possibilité de pause, nous ne sommes plus que des automates. Et nous marchons toujours dans la nuit...

Quelques hommes, qui pensent que Monthyon n'est plus bien loin, et persuadés qu'ils pourront nous rejoindre le lendemain, se laissent tomber au bord de la route, épuisés. Nous ne les verrons plus. Le lieutenant Ramel dit au lieutenant Galy: «De ma vie, je n'ai fait quelque chose de plus dur». Et l'on marchait toujours... Enfin une pause. Le capitaine Champeaux convoque les commandants de compagnie. C'est pour leur apprendre une nouvelle affreuse: les Allemands ont passé la Marne à Chateau-Thierry. Il n'est plus question de Monthyon. Il faut gagner la Marne à marche forcée, et la passer à tout prix. C'est encore 20 kilomètres à faire, au moins. La devise est, dit le capitaine Champeaux: «Marche ou crève». Il est minuit. On marche sans arrêt depuis plus de quatre heures. La plupart des hommes ont déjà jeté leurs affaires personnelles pour garder seulement leur arme et leurs cartouches. Tout le monde, officiers compris se relaie pour porter les FM. Après toutes les fatigues précédentes, cette nuit est une épreuve terrible.

Et pourtant, il faut marcher. Le lieutenant Galy opine que nous arriverons en morceaux et qu'il vaut mieux, prenant une allure raisonnable, risquer d'être pris, mais avoir des chances d'arriver en état de combattre. Mais l'ordre est de repartir. Le capitaine met tout le monde au courant de la situation. Pas un cri. Chacun a compris. «Marche ou crève»...

Nous avons marché sans arrêt jusqu'à cinq heures du matin. De ces heures, nous gardons le souvenir d'un cauchemar. Des hommes tombaient sur le bord de la route. D'autres, s'agrippaient aux véhicules et se faisaient traîner, n'en pouvant plus. Personne ne peut plus se rappeler les villages traversés dans cette nuit affreuse. Et le capitaine pense avec désespoir qu'il avait, jusque-là, une belle compagnie, capable de se battre, et qu'il n'a plus qu'une lamentable colonne morte de fatigue, avec des hommes gagnés par le découragement, sur une route inconnue...

La nuit de la Marne!

A cinq heures, à Prenchard, aux environs de Meaux, le capitaine qui n'a plus aucune liaison avec le chef de bataillon, qui n'a plus reçu d'ordres, qui sait seulement qu'on va «sur la Marne», décide de nous donner une demi-heure de repos. Nous ne sommes plus qu'une soixantaine... Et l'on s'endort sur le trottoir, devant les maisons abandonnées.

Puis l'on repart. Nous traversons Meaux. Nous n'avions pas vu de ville depuis... Landerneau. Etrange impression, dans cette ville vide, aux maisons fermées, avec quelques cadavres gisant dans les rues. Des isolés errent de partout, cherchant leur unité. Nous passons la Marne, la fameuse Marne derrière laquelle il fallait arriver à tout prix. Pas de trace du bataillon.

Le capitaine a appris, par hasard, que le régiment doit s'installer dans la boucle à l'ouest de Meaux. Il envoie le lieutenant Sauer en reconnaissance, à bicyclette. Nous nous planquons, en attendant, dans les fossés d'une grande route: celle de Paris, où les Allemands devaient arriver le lendemain. Il y a douze heures que nous marchons. Le lieutenant Sauer revient sans avoir trouvé trace du régiment. Le capitaine décide, alors, de quitter la grande route, et de suivre la Marne, qui nous protège de toute surprise, d'autant mieux qu'elle est doublée d'un canal. Bien nous en prit. Car nous apprendrons plus tard que quelques retardataires, qui nous cherchaient sur cette grande route, ont été faits prisonniers dans l'après-midi!

Nous arrivons à Mareuil-les-Meaux, joli village aux maisons égayées de roses. Et nous y trouvons le commandant Péraldi, du 1er bataillon, avec le capitaine Rabilloud. Enfin, nous voici dans le secteur du régiment! Le capitaine installe ce qui reste de la compagnie à la gauche du 1er bataillon, en position défensive, sur le canal. Le lieutenant Sauer, chargé d'aller reconnaître le terrain en avant, essuie une rafale.

Laissant la compagnie au lieutenant Galy, le capitaine part en vélo, avec Bicheron, à la recherche du PC du bataillon. Vers 16 heures, apparaît la camionnette de la compagnie avec l'adjudant Vernet, et des vivres. Il apporte aussi de bonnes nouvelles: c'est le capitaine qui l'envoie pour nous dire qu'il va nous faire transporter en camions à nos nouveaux emplacements. Jamais l'adjudant Vernet ne fut accueilli avec plus de joie. On mange. Deux camions arrivent. Nous nous y entassons, et à 18 heures, nous débarquons à Condé-Sainte-Libiaire, où le capitaine a déjà reconnu les emplacements.

 

Et la retraite continue…

Condé-Sainte-Libiaire est un ravissant village de banlieue, plein de villas fleuries et de «guinguettes au bord de l'eau». Mais il n'y a plus d'habitants. Tout le monde a fui. L'ennemi n'est pas encore là. Les sections sont installées entre la Marne et le canal. Chacune a une villa ou deux, où l'on peut se reposer quand on n'est pas de vigie. On prend la garde avec l'espoir, quand la nuit tombe, de passer une nuit tranquille. Et l'on pense être utile, dans la protection de Paris, car nous ne savons pas que l'ennemi va y entrer dans quelques heures. A 21 heures, les chefs de sections reçoivent du capitaine le papier suivant «Je reçois à l'instant l'ordre de relève pour 22 heures». On se prépare quand arrive un autre ordre: «21h30. On me prévient que les ordres précédents sont annulés, mais il faut s'attendre à un repli sur le Grand-Morin. Tenez-vous prêts à recevoir inopinément d'autres ordres». Nous comprenons que la Marne est tournée. Le Grand-Morin, c'est-à-dire le recul extrême de 1914!... A 21h55, arrive un autre ordre du capitaine: «Ordre de repli immédiat en direction de Fontainebleau. Rassemblement tout de suite à mon PC. Vous attends tous les quatre».

Et les chefs de section se regardent en silence. C'est dire qu'on ne se défendra pas sur le Grand-Morin. C'est dire qu'on abandonne Paris. C'est trop clairement indiquer que la guerre est perdue! Entre temps, la compagnie s'est regroupée. Ceux qui s'étaient accrochés aux camions, ont rejoint, par Esbly, où l'on a fait sauter le pont. Et l'on rit du désespoir d'Olmi qui criait aux sapeurs: «Mais mon capitaine n'est pas encore passé!» Cette nuit du 13 au 14 juin, nous avons marché encore... Nous ne sommes pas allés jusqu'à Fontainebleau, mais seulement à Châtres. Ce fut une nouvelle étape de 25 kilomètres. En sortant de Couilly, une grande barricade anti-chars nous a fait plus de mal qu'aux Allemands, car elle a arrêté toutes nos voiturettes de mitrailleuses qui ont dû chercher une autre route... et ne sont pas revenues. De même, une partie de notre section de commandement a été arrêtée par cette malencontreuse barricade, et nous n'avons plus revu nos sympathiques camarades, qui ont été pris le lendemain. Nous traversons la forêt de Crécy. Nous marchons bien. Chose curieuse, nous avons une impression de fatigue moindre que la nuit précédente. Il y a une limite au-delà de laquelle on ne sent plus rien, et nous devons l'avoir franchie. Au milieu de la marche, nous faisons connaissance avec les lamentables colonnes de réfugiés.

A 7 heures du matin, ayant marché toute la nuit, toute la journée précédente et toute la nuit avant, désormais insensibles à la souffrance, nous nous arrêtons dans le parc du château de Châtre, à 20 kilomètres de Paris. Nous y avons passé la journée du 14 juin, pendant que les Allemands entraient dans la capitale. A ce moment, nous avions l'impression très nette que tout était fini. Et nous étions trop fatigués pour en ressentir toute la douleur. Il nous semblait que nous avions fait tout ce qui dépendait de nous, et que nous n'avions plus qu'à nous coucher par terre et à dormir, sans fin...

Tout le régiment fourmillait dans la large allée ombreuse. L'après-midi, on apprend qu'on va partir en camions, et qu'ensuite on prendra le train. Nous n'en revenons pas. Le train! L'espoir renaît. Tout n'est donc pas perdu, puisqu'on peut, encore, «organiser» la retraite. Peut-être pourrons-nous tenir sur la Loire?... Prêts à 17 heures, nous montons en camions à 22 heures. Ce sont les autobus de Paris, transformés qui nous transportent. Enfin, après une longue attente sur la route, le 15 juin, à une heure du matin, on démarre. Le voyage fut interminable. Pour faire les 40 kilomètres qui sous séparaient de la Seine, nous avons mis 7 heures. Mais nous étions si fatigués que nous ne nous sommes pas aperçus de la lenteur du convoi. On dormait... Nous avons traversé la Seine à La Celle, près de Moret, à la limite de la forêt de Fontainebleau. Dans la forêt, nouvel afflux de réfugiés. Ceux de Paris rejoignent les paysans de la Brie venue dans leurs grandes charrettes C'est un embouteillage inimaginable. On débarque à Hury, vers 1 heure du matin. A pied, nous gagnons la Chapelle-la-Reine où nous devons prendre le train. II n'y a que quelques kilomètres à faire, mais c'est par des routes où l'encombrement dépasse tout ce que nous avons déjà vu. Un seul avion ferait là des ravages.

Nous gagnons les champs, afin de ne pas nous faire repérer dans une gare, et nous attendons le convoi. Dans une maison de garde-barrière, nous trouvons du cidre. A 15 heures, arrive le ravitaillement. Il fait un temps superbe. Heureusement la puissance de l'aviation allemande a des limites... Nous embarquons à 18 heures, après quelques difficultés avec des troupes sans chefs qui veulent, à toute force, prendre notre train. Nous admettons des tirailleurs. Mais il n'y a pas de place pour les échelons. Celui du bataillon partira par la route, conduit par l'aspirant de Lavalette, tandis que le capitaine François conduira l'échelon du régiment. Nous saurons plus tard qu'ils seront faits prisonniers sur la Loire. Le train est fait de wagons plats. Il pleut une petite pluie fine. Mais elle ne dure pas. Au matin, nous n'étions pas encore à Montargis, c'est-à-dire que nous n'avions pas fait 40 kilomètres.

En gare de Montargis, on rencontre les éléments du 3e RIA. De part et d'autre de la voie, de jolies villas sont éventrées par des bombes. A 11 heures, nous débarquons à Gien, où un Commissaire de gare nous transmet des ordres. Des agents sont encore dans les rues pour canaliser la circulation. Ce sont des remarques réconfortantes. Nous descendons vers la Loire. De belles maisons anciennes ont souffert d'un bombardement récent. Le Château est endommagé, et l'église a perdu son clocher. On traverse le pont, sans inquiétude. Mais nous l'avons à peine dépassé de quelques centaines de mètres que passent une dizaine d'avions. Nous discutons sur leur nationalité quand une série de lourdes détonations nous renseigne. Ce sont des avions italiens qui bombardent le pont.

Nous passons sous le pont du chemin de fer, et nous nous arrêtons au bord d'un ruisseau, aux lisières du village de Pouilly-les-Gien. On se repose, on se baigne, on dort, enfin. Mais on ne mange pas. Quelques maigres galettes, «empruntées» aux environs, font notre régal. Des avions à cocardes reviennent. Nous pensons que ces cocardes sont bleu-blanc-rouge.

Mais elles sont vert-blanc-rouge. Et les Italiens bombardent le pont du chemin de fer, tout près de nous, ainsi que, à nouveau, le pont de Gien.

Pourtant, nous sommes heureux de cette demi-journée de repos, à l'abri de la Loire. Nous voyons sur la route, des régiments nombreux, en ordre et encadrés. Ce spectacle nous réconforte. A-t-on établi sur la Loire un barrage qui arrêtera l'envahisseur? Et n'y a-t-il pas, quelque part, dans l'Est, une masse de manœuvre qui foncera dans le flanc gauche de l'ennemi? En cette après-midi de repos du 16 juin, nous nous laissons aller à l'espoir.

Le soir, nous repartons à pied, en direction de Sully qui est sur la Loire, à l'ouest de Gien. Nous devons y défendre un pont. Nous rencontrons les camions, qui nous mènent dans un bois au sud de Sully, où nous sommes en réserve. Nous traversons, la nuit, la ville de Sully où des incendies flambent, allumés par l'aviation ennemie. Il y a des cadavres plein les rues. Et dans notre bois sombre et humide, nous attendons le ravitaillement qui arrive à 22 heures. Les nouvelles aussi arrivent. Elles sont décourageantes. Sans aucun doute, il n'y a pas de ligne de défense sur la Loire. La France est irrémédiablement vaincue.

Cependant, des ordres arrivent et on les exécute. On répète les gestes anciens comme si rien n'était changé. Nous ferons notre «boulot» jusqu'au bout... Vers midi, un léger déplacement en direction du Nord nous mène à la lisière du bois. Nous nous installons, comme toujours, en position défensive. Près de nous, une maisonnette de berger est le PC du colonel.

Calme après-midi. On apprend la demande d'armistice. Nous recevons des munitions et des FM supplémentaires dont la 6 n'a pas besoin car elle a, malgré les fatigues de la retraite, ramené tous ses FM. Le capitaine est envoyé en liaison au 1er bataillon, à Sully. Il y trouve le commandant Péraldi, installé au Château, et se moquant du bombardement, tandis que le capitaine Rabilloud, qui devait être blessé le lendemain, pleure la mort de son ordonnance, tué par un obus. La ville est jonchée de cadavres militaires, civils, femmes et enfants. A son retour, le ravitaillement est là. C'est la première fois que nous avons un ravitaillement régulier, depuis le Bois-du-Roi. Le soir, quelques obus de 20 tombent autour de nous. Mais on ne s'en occupe pas. Les bruits d'armistice se font plus précis. A 11 heures moins cinq, le 1er bataillon fait sauter le pont de Sully. Les Allemands nous arrosent abondamment de toute leur artillerie. Le bombardement dure toute l'après-midi. Nous restons dans les trous que nous avons creusés, ce qui fait que les Allemands ne nous font aucun mal. Mais le 1er bataillon a de fortes pertes, au pont de Sully.

Vers la fin de l'après-midi, on annonce un départ imminent. Nous avons tenu deux jours sur la Loire. Mais l'adversaire est passé ailleurs, à Beaugency, sur notre gauche, et à la Charité, sur notre droite. Et il est derrière nous. Il s'avance vers Bourges. La situation de la Somme se reproduit: nous risquons d'être tournés sans le savoir. L'ordre arrive de se replier sur Salbris. Le 140, qui tient Gien, part vers 17 heures. Le bombardement sur nos arrières se fait plus intense.

Nous nous rassemblons vers 20 heures et nous partons en évitant les routes et les carrefours qui sont particulièrement bombardés. Le capitaine Champeaux étant parti en reconnaissance en avant, c'est notre capitaine qui conduit le bataillon. Dès la zone bombardée dépassée, il allège la colonne en faisant partir tous les cyclistes sous les ordres du lieutenant Ramel. Car les camions annoncés ne sont pas là. Nous continuons à pied. Ceux qui savent que Saibris est à une cinquantaine de kilomètres n'ont pas beaucoup d'espoir... Nous marchons depuis une heure quand nous rencontrons, sur la route, une file de camions qui attendent. Le sous-officier qui les commande sait, seulement, qu'il doit embarquer “le 141”. Le capitaine, qui sait que les autres bataillons sont partis en camions, n'hésite pas. Il prend la responsabilité de réquisitionner ces camions et fait embarquer tout le monde. Il était temps. Si nous étions partis à pied, nous aurions certainement été faits prisonniers. On a de moins en moins d'espoir de «s'en tirer». Il est abondamment question de cierges à la «Bonne Mère». Quoi qu'il en soit, le bataillon se regroupe. Les cyclistes du lieutenant Ramel, arrivés avant nous, malgré le terrible encombrement des routes, rejoignent leurs compagnies. Et, une fois de plus, nous nous installons en position défensive à des lisières de bois. Le capitaine Champeaux nous réconforte en nous disant que les Allemands auront, du moins, de l'estime pour ceux qui les recevront avec des rafales de mitrailleuses et de FM. Fatigués physiquement et moralement, sans espoir, sentant trop nettement l'inutilité de nos efforts, nous passons la journée comme cachés dans les bois de Saibris. Nous avons tous la nette impression qu'il n'y a plus rien à faire. L'après-midi, des avions survolent le village et tuent des Sénégalais, ainsi qu'une femme et deux enfants. D'heure en heure, on attend avec impatience des nouvelles des négociations d'armistice.

Toute la journée, nous restons en position. Et le lieutenant Ramel, qui est le plus souriant des «rouspéteurs», fait remarquer cent fois que c'est lamentable d'avoir abandonné la Loire pour défendre... un ruisseau qui n'a pas un mètre de large. Le soir, on repart. Nous devons aller jusqu'au Cher, et même le dépasser pour nous regrouper, évidemment, dans un bois. On part donc à pied pour ce bois d'Orville. Les camions doivent nous attendre quelque part et nous transporter pendant la dernière partie du trajet.

Nous avons, une fois de plus, marché toute la nuit. A chaque halte horaire, tout le monde se jette par terre et s'endort. Nous sommes à bout de forces, mais nous avançons toujours. Tant pis pour ceux qui ne pourront pas surmonter leur fatigue. Nous ne les verrons plus. Les bois que nous traversons portent la trace de bombardements récents. L'ennemi est par là, et c'est une chance inouïe que nous puissions «passer à travers».

Enfin, au lever du jour, nous traversons Mennetou-sur-Cher, nous descendons vers la rivière que nous passons, et nous trouvons les camions un peu plus loin. Le 20 juin, à 4h30 on s'embarque. Nous sommes complètement épuisés. Long arrêt dans une forêt. Finalement, on apprend qu'un ordre nouveau nous fait prolonger immédiatement le mouvement jusqu'à la rivière suivante, l'Indre. Nous devons nous installer en défensive à Buzançais. Nous recevons des munitions qu'on répartit par camions. Et nous repartons en plein jour. C'est la première fois, depuis le début du repli, que nous nous trouvons sur la route dans la pleine matinée.

La sanction ne se fait pas attendre. Vers 10 heures, nous sommes survolés par trois avions. Rapidement, nous quittons les camions pour nous disperser dans les champs, dans les haies, dans les buissons. Mais les avions piquent et arrosent tout le convoi de rafales nourries. Il y a, de suite, des blessés dont, pour la 6, le lieutenant Galy, les sergents Baud et Piot, qui sont atteints de balles et d'éclats nombreux dans les jambes. Les camions sont traversés de balles de part en part. Heureusement la camionnette sanitaire n'est pas touchée.


La fin au prochain numéro.

 

Le colonel Pétré, président de l’Amicale du 141e RIA et nombre de ses compagnons, seront arrêtés par la Gestapo le 4 juillet 1943. L’Amicale tombera en sommeil et le numéro suivant ne paraîtra qu’à la Libération.

 

Suite chronologique du sous-lieutenant Ramel, extraite d’un tapuscrit des archives du colonel Pétré, daté de «Lavaud, le 22 juillet 1940».

 

Jeudi 20 juin. (…) Allons plus loin que prévu. Nous arrêtons à Buzançais (Indre). Nous nous installons sur l’Indre. Excellente nuit.

Vendredi 21 juin. Après nous être déplacés par deux fois, nous revenons à Buzançais. Je m’installe à l’usine pour défendre un canon de 75. Recevons l’ordre de nous replier le soir sur la Creuse. L’armistice a-t-il été signé à 12 h 30 comme tout le monde le dit? Nous partons en camionnette à 18 h 15. Nous nous dirigeons sur le bois de Pailet entre Belabre et la Tremouille. Sommeil. Ne nous mettons plus en batterie. Nous prenons un repos total.

Samedi 22 juin. Partons à 17 heures en direction de Mézieres-sur-Issoire dans la Haute-Vienne. Nous prenons position sur la Gartempe entre St-Bonnet-de-Bellac et Bel-Air. Depuis Buzançais, les villages ne sont plus évacués. Plus de réfugiés sur les routes. Nous dormons dans une grange près de Belair. Les officiers du bataillon mangent une somptueuse omelette de deux douzaines d’œufs.

Dimanche 23 juin 1940. Réveil à 6 h 30. Fastueux déjeuner qui nous coûte 1 fr. Restons en position sur la Gartempe toute la journée. Apprenons que les Boches sont à Royan et à Riom, qu’un armistice est signé avec l’Allemagne, sous réserve qu’il sera également signé avec l’Italie. Dormons et mangeons au PC du capitaine (disputes et fâcheries prétendues définitives avec Bicheron).

Lundi 24 juin. Repartons le soir pour Lavaud. Le bataillon part à 14 heures, la 6e compagnie reste jusqu’à 20 h pour protéger son repli.

Mardi 23 juin. Arrivons à 3 h du matin à Lafange (Lavaud). Les compagnies s’installent sur la voie ferrée bien que l’on sache déjà que l’armistice est entré en vigueur. Avis officiel nous est donné en fin de matinée. Les hostilités sont arrêtées depuis 1 h du matin.

La guerre est terminée pour nous…

 

 

Les journées des 16, 17 et 18 mai 1940

au PC du 141e RIA

par le colonel Granier

 

Article publié dans les numéros 17, 18 et 19,

datés des 1er février, 1er mars et 1er avril 1943,

de l’Alpin du 141, bulletin de l’Amicale régimentaire du 141e RIA

 

 

D

ANS le dernier numéro du bulletin, le capitaine Pétré, votre président, a invité les Alpins du 141 à lui donner de la copie pour le bulletin... Etant discipliné par devoir, sinon par nature, je m'empresse d'obéir. Je vous ferai donc le récit de quelques-unes des journées les plus émouvantes vécues au PC du régiment... Et, dans ce bulletin et les bulletins suivants, je vous ferai le récit des 16, 17 et 18 mai 1940. Vous vous souvenez sans aucun doute que le régiment s'est embarqué pour la grande bataille le 16 mai à Landerneau en plusieurs trains... Des événements qui se déroulaient dans le nord-est et en Belgique depuis le 10 mai, nous ne savions à peu près rien... Les Allemands avaient remporté des succès initiaux sérieux, mais nous comptions sur la parade qu'à notre avis le Haut Commandement français ne pouvait pas ne pas être en train de monter, sur l'action bientôt déclenchée de nos divisions cuirassées, et nous étions pleins d'optimisme... De façon générale, personne ne croyait que le régiment partait pour être engagé de façon immédiate dans la bataille... Vous vous rappelez ce qu'était la 3e division légère d'infanterie à laquelle appartenait le 141e RIA... conçue et mise sur pied en vue de la guerre de Norvège, la 3e division ne comportait qu'une très maigre artillerie: deux groupes de 75; pas de groupe de 155 C, pas de batterie anti-chars... Elle n'avait pas de groupe de reconnaissance divisionnaire. Ses organes de commandement étaient pratiquement inexistants: ni infanterie divisionnaire, ni artillerie divisionnaire... Dès lors j'entendais couramment dire autour de moi: «Le haut-commandement nous rapproche par prudence du front de bataille; dans sa nouvelle zone de stationnement, la division va être complétée en organes de commandement et en moyens de combat. Quand elle sera au point, elle sera jetée dans la bataille pour reconduire les Allemands au Rhin!» Magnifique optimisme, qui montre combien élevé était au 16 mai le moral du régiment!

J'avoue que personnellement j'étais moins confiant... Je connaissais la Meuse pour en avoir plusieurs fois parcouru la vallée au cours de divers exercices de cadres ou reconnaissances stratégiques, je savais quel obstacle constituaient son lit encaissé, la raideur de ses berges, ses terrains d'approche boisés et mal percés au point de vue routier... Je savais, par ailleurs, pour les avoir maintes fois signalées dans de nombreux rapports, toutes nos déficiences en matériel de combat, l'inexistence de notre aviation, la faiblesse quantitative de nos unités de chars, le pauvre encadrement de nos unités de formation... Comme beaucoup de mes camarades, j'avais suivi avec angoisse, durant ces dernières années, la baisse du sentiment national... Dés lors, je concluais que le franchissement de la Meuse par les Allemands ne pouvait s'expliquer que par la mise en action de moyens considérablement supérieurs aux nôtres, ou par des défaillances de certaines de nos divisions, ou par ces deux causes conjuguées... C'est dire que mon optimisme était loin d'être au niveau de celui de mon entourage... Je taisais naturellement toutes mes raisons de douter et je faisais extérieurement preuve de la même confiance que l'ensemble du régiment.

L'état-major s'embarqua le 16 mai vers 14 heures à Landerneau dans le même train que la CRE, par une journée pleine de la douce lumière d'un soleil de printemps breton. Les officiers de l'état-major s'installèrent dans le wagon de 3e classe mis à leur disposition. L'après-midi du 17 se passa en discussions, projets, bridges, dans l'atmosphère joyeuse de soldats, qui ont fait le don de leur vie au pays. Cette joie d'être jeunes (je parle pour mes officiers, et non pour moi) fut cependant à plusieurs reprises assombrie par la rencontre de trains de réfugiés belges: pauvres gens entassés dans des wagons à bestiaux, encombrés de bagages de toutes sortes, témoignage de fuites hâtives, images lamentables d'une guerre sans merci... La nuit arrivant, après un excellent dîner préparé dans le train par notre excellent cuisinier et servi par le fidèle Bicheron, serveur de la popote de l'état-major, chacun songea à s'installer de son mieux pour passer la nuit... Je me retirai dans mon compartiment, m'allongeai sur une banquette, qui manquait de moelleux, et, sachant depuis longtemps que le devoir du soldat est de manger et de dormir toutes les fois qu'il le peut, je sombrai bientôt dans un profond sommeil.

Un arrêt brusque du train: je me réveille à demi... Dans la nuit épaisse, des bruits confus de voix; nous devons être arrêtés à proximité d'une gare... Bientôt des pas résonnent dans le couloir; on frappe à la porte de mon compartiment: je me réveille tout à fait. J'entends la voix sympathique du commandant Billot: «Mon colonel, un officier du SOC de la division vous apporte les ordres pour le débarquement». Je saute de la banquette sur laquelle j'étais allongé, mets un peu d'ordre dans ma toilette, et reçois l'officier annoncé: «Le 141e RIA, me déclare ce jeune camarade, va débarquer au Plessis-Belleville: il a initialement pour mission de tenir un secteur de la position, dite position du GMP (Gouvernement militaire de Paris)»... Je connais bien cette position: elle ceinture Paris au nord-ouest, au nord et au nord-est; elle a été construite pendant la guerre de 1914-1918, et a sans doute été remise en état pendant les premiers mois de la guerre... C'est donc bien ce que nous avions prévu: la division est rapprochée de la zone de bataille et, tout en contribuant à couvrir Paris, va être complétée en moyens de combat.

« —Et la situation générale ?... —Grave, mon colonel, les Allemands ont pris Laon hier; il faut vous attendre à être engagé dès votre débarquement!... —Quoi? Engagé dès mon débarquement? Mais, où sommes-nous ? —A la gare du Bourget, mon colonel!...

Le Bourget..., mais c'est Paris!... Le Plessis-Belleville est à peine à quelques kilomètres au nord!... Ainsi, le flot allemand déferle vers la capitale; les faits ont donné aux prévisions générales un cruel démenti: ni l'armée française, ni l'armée belge n'ont pu contenir la ruée allemande... Et la patrie est en danger. Vous concevrez facilement, mes chers Alpins, ma surprise et l'émotion profonde que ces nouvelles provoquent en moi... Mais point n'est le moment de gémir: réfléchir, décider et agir, tels sont les devoirs du chef... Je congédie l'officier, et je prie le commandant Billot d'inviter les officiers de l'état-major du régiment à se réunir dans mon compartiment dans un quart d'heure pour recevoir mes ordres. Resté seul, je déploie mes cartes; dans la pénombre du compartiment faiblement éclairé, j'examine avec attention sur la carte au 1/200.000e les possibilités de l'ennemi... Laon n'est qu'à une centaine de kilomètres de Paris... Si les Allemands s'en sont emparés hier dans l'après-midi, les reconnaissances allemandes seront ce matin aux abords mêmes de Paris, et le régiment risque de débarquer sous le feu de détachements motocyclistes et de l'aviation ennemis...  Couvrir les débarquements contre l'action possible de ces détachements et de l'aviation m'apparaît donc comme la plus urgente des nécessités... Sans doute, mais avec quoi ?... Dans mon train, qui est tête de transport, je n'ai avec moi que l'état-major, la compagnie de commandement, et la CHR; pas d'éléments de compagnies de voltigeurs; une seule section de mitrailleuses, celle qui assure la DCA du train pendant le transport. Mes trois bataillons sont quelque part derrière moi sur la voie ferrée: pour l'instant, je ne puis compter sur eux... Ma décision est vite prise... La section de mitrailleuses disponible assurera la protection du débarquement, la section d'éclaireur-motocyclistes tiendra avec ses fusils-mitrailleurs les carrefours de route menant au Plessis-Belleville... Et ma «baraka» (chance) bien connue fera le reste. A ce point de mes décisions, je regarde l'heure: il est 4 heures... L'aube commence à couler, à travers les fenêtres du compartiment, ses lueurs laiteuses... Un beau jour s'annonce au ciel... Que sera ce jour pour mon beau régiment?

A 4h 15, les officiers de l'état-major du régiment se réunissent dans mon compartiment. Je leur expose la situation générale, la mission impartie au régiment, et je leur communique mes décisions... Ceci fait, chacun se retire dans son compartiment pour réfléchir à sa mission et donner ses ordres… Il fait grand jour; dans un ciel sans nuages, le soleil commence à darder ses rayons, et le train continue à filer son petit bonhomme de chemin. Je m'étonne de ne point entendre encore de ronflements d'avion... Que fait donc l'aviation de reconnaissance allemande?... L'ennemi ne serait-il pas aussi près de Paris que nous le croyions hier au soir ?... Ou bien la direction de Paris ne l'intéresserait-il pas pour l'instant ?... Et, tandis que ma pensée s'affaire à tenter de prévoir le proche avenir, mes yeux aperçoivent brusquement le nom d'une gare que nous traversons: le Plessis-Belleville... Nous voici donc arrivés... Mais non!... Le train ne s'arrête pas... Pourquoi?... Impossible de savoir... Un quart d'heure après, le train s'arrête. Je saute sur le ballast, où je trouve le chef de train qui m'y a déjà précédé... Nous sommes arrêtés en pleine voie... Le chef de train m'explique que, par erreur, nous avons brûlé le Plessis-Belleville... «Nous allons pousser jusqu'à la gare suivante, où aura lieu le débarquement.» Nous remontons et le train repart... Nous arrivons à la gare suivante, Silly-le-Long, si mes souvenirs sont exacts... Mais là, impossibilité de débarquer: la gare n'a point de quai de débarquement... Il faut repartir pour Plessis-Belleville... Tandis qu'ont lieu les palabres des techniciens, j'avise le chef de gare, et lui demande s'il a des renseignements sur ce qui se passe plus au nord. J'apprends ainsi que la veille au soir un véritable affolement a régné dans tout le personnel du réseau; à la gare de Laon, les agents se sont repliés, mais ce matin même, ces agents ont regagné leurs postes... Ainsi, les Allemands ne sont pas à Laon et la situation est bien moins tragique qu'on ne me la présentait hier au soir... La journée du 17 mai s'annonce mieux que je ne m'y attendais. Nous repartons et arrivons sans encombre au Plessis-Belleville... Immédiatement, les mesures de sécurité sont prises, et le débarquement commence. Il est 9 heures. A 10 heures, tout est terminé et, laissant la fraction débarquée aux ordres de mon capitaine adjoint, qui reçoit en outre mission d'installer le PC du régiment, je pars avec mon chef d'état-major reconnaître le secteur dont la défense est confiée au régiment. Nous passons ainsi à côté du terrain d'aviation de chasse du Plessis... Le terrain a été bombardé: quelques carcasses d'avions brûlés, mais aussi de bons et braves chasseurs, prêts à prendre l'air... Par Ermenonville et la vallée de la Nonette, nous gagnons Chaâlis, où nous trouvons le PC du génie du secteur... Un colonel du génie m'instruit des organisations réalisées sur le front que le régiment doit tenir et qui est jalonné par Fontaine-Chaâlis, Baron, Rozières, Ormoy-Villers... En possession de ces renseignements, je parcours rapidement ce front: les organisations sont peu solides, petites casemates pour mitrailleuses ou canon de 25; quelques éléments de tranchée, souvent éboulés; pas de fil de fer; pas de fossé anti-chars... Tout cela ne vaut pas cher, mais on essaiera de renforcer cette défense. Et puis la valeur de mes alpins fera le reste... Quelques-unes de ces casemates sont d'ailleurs déjà occupées par des éléments des régiments régionaux de la région de Paris... J'interroge quelques gradés et hommes sur leur mission: ils la connaissent bien, et ces vieux braves, dont certains ont déjà vu le feu en 1917 et 1918, paraissent résolus à la remplir..., mais leur joie est intense, quand ils apprennent qu'un régiment de l'active va venir le renforcer et... peut-être les relever...

A 11h. 30, ma reconnaissance terminée, je rentre au Plessis-Belleville, où je trouve mon PC installé dans le charmant château du Plessis... Je dicte mes ordres, et me prépare à aller faire un brin de toilette, lorsque le général Duchemin, commandant la 3e DLI, se fait annoncer... Il est accompagné du capitaine Boudouresque, chef du 3e bureau de la division... Le général n'a rien de spécial à me dire; je rends compte de ma reconnaissance; nous bavardons ainsi quelques instants, et le général me quitte bientôt... Cinq minutes après, je le vois entrer à nouveau dans mon PC... Un motocycliste vient de lui apporter de nouveaux ordres de l'armée... Le général en prend connaissance, puis me dit: «La mission que je vous avais donnée est annulée; je rentre à mon PC, d'où je vous enverrai de nouveaux ordres... Dès maintenant, préparez-vous à être enlevé en auto au cours de la nuit... Direction: le nord...».

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22 janvier 2011 6 22 /01 /janvier /2011 20:14

La journée du 24 mai 1940

au PC du 141e RIA

par le colonel Granier

 

Article publié dans les numéros 11 et 12,

datés des 1er août et 1er septembre 1942,

de l’Alpin du 141, bulletin de l’Amicale régimentaire du 141e RIA

 

L

E 7 juin, lors de la réunion de notre assemblée générale, j'ai évoqué, mes chers Alpins, cette journée émouvante et glorieuse que fut pour le 141 le 7 juin 1940. Je voudrais aujourd'hui vous raconter, comment en une autre glorieuse journée, le régiment réussit à arrêter d'abord, puis à refouler l'attaque allemande du 24 mai sur Ham.

La nuit du 23 au 24 mai avait été calme: coups de feu isolés, quelques patrouilles, quand, à 3h 45, le 24 mai, une fusillade nourrie provenant des lisières sud de Pithon se déclenchait soudain sur le pont du chemin de fer et sur quelques centaines de mètres, à l'est et à l'ouest du pont, rasant les rives du canal. Profitant de cette neutralisation et aussi du brouillard intense qui couvre la ligne du canal et de la Somme, l'ennemi réussit à pousser, au delà du pont du chemin de fer quelques éléments légers… Tandis qu'à l'est du sous-secteur se déroulait cette action, brusquement, à l'ouest, à 4h 50, sur le front du 2e bataillon, vers la sucrerie d'Eppeville, sans autre préparation que quelques tirs d'artillerie sur la sucrerie, effectués de 4 heures à 4h 45, l'infanterie ennemie, passant le canal à l'aide de barques pneumatiques, effectuait un débouché massif et brutal, sans souci de manoeuvre.

Ainsi, à 4h 50, le régiment était attaqué à l'est et à l'ouest de son front... La manœuvre ennemie apparaissait très claire: franchir le canal à l'est et à l'ouest de Ham, en vue d'enlever la ville par une double manœuvre de débordement et de créer ainsi une tête de pont, qui permettra de mettre en place sur le canal des moyens de franchissement pour le passage des engins blindés ennemis. Dans son ordre de défense n° 603/C, en date du 22 mai, le colonel a affirmé ainsi ses intentions: «Tenir solidement et sans esprit de recul la rive sud du canal de la Somme, et notamment les points de passage obligés: Les deux ponts route de Ham. Le pont du chemin de fer 1 km est de Ham, en vue d'interdire de façon absolue le franchissement du canal aux engins blindés ennemis (1). (…) Contre-attaquer sans délai tout élément ennemi ayant franchi le canal.»

C'est sous le signe de ces intentions que va se dérouler la bataille du 24 mai. Cette bataille comporte deux actions concomitantes dans le temps, mais sans liaison effective dans l'espace. — Action à l'est de Ham, sur le front du I/141 (quartier Aubigny). Action à l'ouest de Ham, sur le front du II/141 (quartier Ham). Je vous exposerai successivement ces deux actions.

 

(1) Cet ordre du 22 fait état d'une situation qui n'est plus celle du 24 au matin. En effet, le 22, les trois ponts de Ham sont intacts: il faut les interdire. Le 23 au soir, les deux ponts routes ont sauté; le pont du chemin de fer a été rendu inutilisable aux blindés il faut empêcher l'ennemi de franchir le canal et de faire une tête de pont qui lui permettrait de rétablir les ponts.

 

I- Action à l’est de Ham

Grâce à la neutralisation opérée par la puissante base de feux allemande, entrée en action à 3h 45, grâce aussi à un brouillard épais, qui couvre tout le paysage, et malgré les feux de toutes les armes automatiques de la défense, —feux non ajustés en raison du brouillard— quelques éléments ennemis particulièrement audacieux s'infiltrent au sud du canal, surtout à l'ouest du pont de chemin de fer et, par des feux nourris, prennent à revers la section d'éclaireurs skieurs du I/141, ainsi que la section de l'adjudant-chef Hugon; ces deux sections, qui défendaient le pont du chemin de fer sont obligées de se replier légèrement vers l'est (SES) et l'ouest (section Hugon).

L'ennemi se précipite alors en colonnes par trois sur le pont du chemin de fer, aux cris de —«Heil Hitler! Rendez-vous»… Accueillie par le feu des armes automatiques, cette première ruée se disloque; mais les Allemands insistent: on entend à l'entrée nord du pont les commandements rageurs des officiers et leurs exhortations répétées; les Allemands reviennent en masse avec un beau courage sur le pont qu'ils tentent encore de franchir. Les feux des armes automatiques et les tirs d'arrêt très précis effectués sur le pont et ses accès nord par la 8e batterie (capitaine Birkel), du 4e groupe autonome du 10e RAC (commandant Pinelli) arrêtent net cette deuxième ruée...

A 6h 30, la situation sur le front du I/141 est la suivante. La valeur d'une compagnie allemande a franchi le canal; mais le gros des forces allemandes n'a pu suivre. Un certain flottement apparaît chez l'ennemi.

Il faut exploiter cette situation. Maintenant sur tout le front du I/141, et notamment sur le pont du chemin de fer, des tirs lents, mais continus, dans le but de couper la retraite aux éléments ennemis passés au sud du canal, et d'interdire à l'ennemi le passage de moyens plus puissants, le colonel donne l'ordre, au commandant du I/141 de contre-attaquer, en vue de rejeter l'ennemi dans le canal et de réoccuper sur tout le front du I/141, la rive sud du canal. Ii met à cet effet à la disposition du I/141 une section de chars FT (lieutenant Chambon), jusque là en réserve de sous-secteur, qu'il dirige dès 6h 30, de Brouchy sur Aubigny.

La contre-attaque se déclenche à 8h 45. Elle est conduite par le capitaine Champeaux, adjudant-major du I/141, disposant: de deux sections FV (section Bourrelly et section Labrot); d’une section de chars FT (section Chambon).

Elle est appuyée par les feux: de deux batteries du 4e groupe autonome; du groupement d'action d'ensemble de la DI; des sections d'infanterie encadrantes; des mitrailleuses et mortiers de 81 du bataillon.

A 8h 45, la section de chars débouche du passage en dessus de la voie ferrée avec un cran qui fait l'admiration des fantassins. Les sections Bourrelly et Labrot suivent... Elle bouscule l'ennemi, qui est parvenu entre l'usine, le chemin de fer et le canal, et livre le terrain aux sections Bourrelly et Labrot, qui viennent occuper la rive sud du canal à l'est et à l'ouest du pont, tandis que la section d'éclaireurs skieurs et la section Hugon viennent, elles aussi, reprendre leurs emplacements... Puis, achevant sa mission, la section de chars, après être restée embossée quelques minutes à la sortie sud du pont, qu'elle enfile de ses feux, se porte sur la partie ouest de la voie ferrée pour nettoyer la ferme du Vert-Galant, les vergers au nord-ouest et le terrain entre la terrasse et le canal... 9h 30, sa mission brillamment accomplie, elle gagne vers l’arrière son point de ralliement.

Ainsi, à 9h 30, grâce au travail remarquable de la section de chars Chambon, grâce aussi aux tirs précis et nourris de l'artillerie d'appui direct, et notamment de la 8e batterie (capitaine Birkel), du 4e groupe, qui ne cesse son tir qu'après avoir été à peu près anéantie par la contrebatterie ennemie, le I/141 avait réussi à reconquérir la totalité de ses positions, ramenant 36 prisonniers, s'emparant d'un butin important (mitrailleuses, mortiers, armes, équipements), reprenant une pièce de 75 anti-chars tombée aux mains de l'ennemi, ayant anéanti un effectif ennemi de la valeur d'un bataillon... Le reste de la journée sur le front du I/141, n'est marqué que par des tirs violents et rageurs d'artillerie, qui causent peu de pertes au bataillon.

 

II. – Action à l’ouest de Ham

1- Le dispositif du II/141 comporte le 24 mai à 4 heures, de l'ouest à l'est:

En ligne sur le canal: une compagnie de tirailleurs, fournie par la 31e compagnie du GI 93bis, assurant la liaison avec le 140; la 7e compagnie; la 5e compagnie; la 6e compagnie (liaison à l'est avec le I/141). En soutien, sur la ligne de chemin de fer (à l'ouest) et les débouchés sud de Ham (S. et à l'est), une section de chacune de ces compagnies.

La ligne d'arrêt, définie par la côte 74 (800 m. N. de l'église de Muille-Villette) et le village de Verlaines, n'est pas occupée, faute d'effectifs disponibles. Elle doit l'être dès que le 3e bataillon du 141e, prêté au 140e RIA, depuis son débarquement à Chaulnes, le 20 mai, sera remis à la disposition du colonel.

Le dispositif du II/141 est donc relativement filiforme et sans profondeur.

2- Le 24 mai, à 24h 50, sans autre préparation que quelques tirs d'artillerie sur la sucrerie d'Eppeville, l'ennemi débouche brutalement et en masse de la rive nord du canal. Son débouché est couvert par des nuages de fumée, qui épaississent encore le brouillard existant; appuyé par le feu d'armes automatiques que l'ennemi a installées dans la nuit sur la rive nord du canal. Les Allemands franchissent la Somme, en utilisant de nombreux radeaux et barques pneumatiques. Le feu de nos armes automatiques causant de sérieux ravages parmi les Allemands entassés dans ces radeaux et ces barques, l'ennemi amène sur la rive nord de la Somme des engins blindés, qui ouvrent le feu. La Somme franchie, les Allemands entreprennent le passage du canal dans les mêmes conditions.

Les tirs d'arrêt de l'appui direct aussitôt déclenchés, et le feu des FM et mitrailleuses exterminent le chargement humain de plusieurs radeaux… Entre temps, les sections de soutien de la 5e compagnie (passage à niveau de Ham) et de la 6e compagnie (Vert-Galant) sont mises à la disposition du commandant de la 7e. Mais l'ennemi attaque avec de gros effectifs et la vague humaine est sans cesse renouvelée.

Vers 6h 30, l'ennemi obtient à la sucrerie d'Eppeville un premier succès. La configuration de la rive S. du canal (mur en ciment et pont du canal entre la sucrerie et la passerelle de la ferme Saint-Sulpice) crée un trou entre la section Mallié (passerelle) et la section Vigeoz (sucrerie)... A force d'effectifs, l'ennemi réussit à franchir le canal dans ce trou... Son élan est brisé à la voie ferrée par les sections de renfort... Mais la section Mallié, en l'air et ayant tiré toutes ses munitions doit se replier; le lieutenant Mallié se fait tuer sur place avec quelques Alpins. A cet instant (6h 45), la situation est grave; l'ennemi a réussi à créer un trou sur la rive sud du canal, il n'est plus contenu sur la voie ferrée, que par deux sections, déjà diminuées par les pertes. Dès 5h 50, le colonel a rendu compte au général de division de la situation, il a insisté en particulier sur l'absence de réserves derrière le II/141, et demande qu'on lui rende au plus tôt le III/141. A 6h, la division a fait connaître que sont mis à la disposition du 141e RIA: une nouvelle section de chars FT et l'escadron moto du GRD. Le colonel demande que ces unités soient dirigées d'urgence sur Muillé-Villette (PC du II/141). Il fait connaître ses intentions au commandant du II/141. La section de chars sera à la disposition du II/141. Le colonel se réserve l'escadron moto du GRD, qui installera sur la ligne d'arrêt à Verlaines, derrière la gauche du II/141.

Entre temps, l'ennemi a continue son effort; à 7h35, il a enlevé la sucrerie d'Eppeville: le trou s'élargit vers l’est. Le colonel demande la division de hâter l'arrivée de l'escadron moto du GRD. Pour retarder l'avance allemande, il déclenche à 7h 42 un tir massif de la totalité du groupe d'appui direct et des deux groupes de l'action d'ensemble sur la sucrerie. Ce tir ralentit pour un instant l'activité ennemie dans la région de la sucrerie. A 7h 43, un compte rendu du 2e bataillon fait connaître que la compagnie de tirailleurs à gauche vient d'être enfoncée: la liaison avec le 140e est perdue... le trou s'élargit vers l'ouest. A 7h 45, le colonel dirige sur le II/141 la section d'éclaireurs motocyclistes du régiment et la met à sa disposition. A 7h 50, de nouveaux renforts sont demandés à la division. A 8h 05, la division fait connaître qu'une compagnie du III/141 et une SM transportées par camions sont en route sur Muillé-Villette.

Délai probable d'arrivée: une heure. A 8h 17, l'officier de liaison du GRD. arrive au PC du colonel. Le colonel indique à cet officier la mission qu'il réserve à l'escadron moto; l'officier repart avec le commandant Billot, chef de l'EM du 141e, qui a reçu mission de mettre en place l'escadron moto du GR sur la ligne d'arrêt (Verlaines).

A 8h 20, le II/141 fait connaître sa situation, l'ennemi est maître de toute la rive S. du canal, depuis la gauche du II/141, jusqu'à la sucrerie d'Eppeville (incluse). Le II/141 tient la route Ham-Nesle, au S. du canal, devant laquelle l'ennemi paraît pour l'instant arrêté à la suite des très fortes pertes qu'il a subies. A 8h 30, le colonel donne ses instructions au commandant du II/141: d'abord, arrêter l'ennemi, soit sur la route Ham-Nesles, soit sur la ligne d'arrêt: Verlaines-cote 74. A cet effet, utiliser l'escadron moto du GR. que le colonel passe au II/141. Puis, le colmatage assuré, contre-attaquer au plus tôt, dès que la compagnie du III/141 sera à pied d'œuvre, ainsi que la section de chars, en vue de rejeter l'ennemi dans le canal. A 9h, la section de chars arrive à Muillé-Villette. A 9h 30, l'escadron moto du GR parvient à Verlaines. A partir de 9h 45, l'ennemi renouvelle ses tentatives d'élargir la poche avec une ténacité et une vaillance qui ne se démentent pas une seconde. Peu à peu, par d'incessantes petites actions de détail, que ni les feux de l'infanterie, ni les tirs de l'artillerie n'arrivent à enrayer, les Allemands s'infiltrent entre la droite du 140e, qui s'est légèrement repliée, et l'escadron moto du GRD (Verlaines). Il est 12h50, et la compagnie du III/141 annoncée n'est toujours pas arrivée.

La situation s'aggravant, le colonel prescrit au II/141 RIA de contre-attaquer avec la section de chars et l'escadron moto du GRD en direction du coude du canal de la Somme. La compagnie du III/141, dont la présence à Esmery Hallon (3 km, de Verlaines) est enfin signalée, remplacera l'escadron moto du GRD dans l'occupation de la ligne d'arrêt (Verlaines). La contre-attaque débouchera à 14h 15, les éléments de droite du 140e appuieront l'action du II/141 par le feu et le mouvement. La 7e compagnie, qui tient Eppeville, appuiera la contre-attaque de ses feux. Le groupe d'appui direct tirera de 14h à 14h 15 entre le tortillard et le canal; à 14h 15, il reportera ses feux sur le canal entre le coude et Eppeville. Le groupement d'action d'ensemble tirera, pendant ce temps, sur la sucrerie et les rives du canal au nord de la sucrerie. A 14h 15, la contre-attaque débouche dans les conditions prévues; menée avec entrain par des chefs jeunes et pleins d'ardeur, elle progresse avec rapidité.

A 14h 55, la rive sud du canal est reprise; toutefois la sucrerie d'Eppeville reste encore occupée par l'ennemi. De 14h 55 à 17h, le II/141 procède au nettoyage de la sucrerie. A 18h 30, le II/141 a reconquis la totalité de sa position; la liaison est établie au coude du canal avec le 140e.

La journée du 24 mai se terminait donc glorieusement pour le régiment. L'attaque ennemie, menée avec une rare énergie par un régiment allemand tout entier (1) avait complètement échoué. Le 141e RI a causé à l'ennemi des pertes très lourdes. II a fait 67 prisonniers et pris un nombreux matériel. Ses propres pertes sont légères: un officier tué, lieutenant Mallié (7e compagnie); trois Alpins tués; un officier blessé, sous-lieutenant Gervasy (1er compagnie); quatorze alpins blessés; vingt quatre Alpins disparus, dont il sera vérifié quelques jours plus tard que dix sept ont été tués. Ces résultats ont été dus sans aucun doute à la valeur des officiers, sous-officiers et Alpins du régiment, mais aussi: à l'excellence du fonctionnement des transmissions qui a permis au colonel d'être constamment renseigné et, par suite, de prendre ses décisions en toute connaissance de cause ; à l'héroïsme des batteries du 4e groupe autonome d'artillerie coloniale, dont les batteries, contre-battues par des tirs précis et contrôlés par avions de l'artillerie allemande ont cependant continué à tirer malgré de lourdes pertes; à l'action efficace des sections de chars, menées par des chefs résolus et pleins de cran; à la volonté de tous de conserver d'abord, de reprendre ensuite le terrain dont la garde avait été confiée à l'honneur du régiment.

 

(1) Renseignements donnés par les prisonniers, et recoupés par les documents pris sur un officier.

 

Pensons-y-toujours

par le capitaine Jean Pétré

Paru dans le N°12 du 1er septembre 1942 de l’Alpin du 141

 

Le récit des journées du 24 mai et du 7 juin 1940 que vous avez lu sur l’Alpin, conté par le colonel, vous a fait saisir dans l’ensemble, ce que vous ne saviez que dans le détail, chacun d’entre vous n’ayant pu voir l’action que dans le cadre de sa compagnie, voire de sa section. Et, réfléchissant après cette lecture, vous pouvez tirer des enseignements précieux du simple récit de ces journées glorieuses.

Qu’apparaît-il, en effet, d’une façon incontestable? C’est que la 141, avec des moyens très faibles, soit en effectifs, soit en matériel, a repoussé l’ennemi qi l’attaquait en force, lui a infligé des pertes très sensibles, et l’a obligé à rester derrière le canal de la Somme. Tant que nous n’avons pas eu l’ordre de repli —et nous ne nous sommes repliés que parce que le dispositif avait craqué à droite et à gauche de notre division— l’ennemi n’a pas pu passer le canal. Nous l’avons maintenu pendant trois semaines, alors qu’il possédait sur nous, une supériorité que l’on peut qualifier d’écrasante.

Il avait des effectifs complets. Les nôtres étaient réduits de moitié. Il avait des réserves abondantes. Nous n’en avions pas du tout. Il était «gonflé» par sa victoire; Nous sentions que chez nous, tout craquait. Son artillerie, ses blindés, ses tanks, ses avions, tout son énorme matériel pesait sur nos minuscules moyens dont la faiblesse fraisait le ridicule. Nous n’oublierons pas de sitôt —entre autres choses— le bombardement de Ham où nous venons d’arriver, par une trentaine d’avions qui s’amusaient au-dessus de nous au point que certains faisaient allègrement du looping après avoir lâché leurs bombes. Et nous, n’ayant pas l moindre bout de DCA, nous tirions désespérément… avec nos FM!

De même à Chaulnes, de même à Noyon…

Mais ils ne sont pas passés.

Et alors une question se pose : qu’aurions-nous pu faire si nous avions eu leurs moyens? Si nous avions eu, seulement la moitié de leurs moyens? Nous avons fait la preuve que, infanterie contre infanterie, l’ennemi étant séparé de son matériel, nous le battions, puisque nous l’avons à plusieurs reprises, obligé à repasser le canal. Nous avons fait la preuve que notre faible artillerie «tenait le coup» devant la sienne, que nos pauvres petits tanks FT faisaient un «boulot» magnifique, que nous pouvions nous battre sans aviation, sans artillerie lourde, sans auto-mitrailleuses blindées, sans tanks lourds.

Cette preuve suffit, pour le moment, à notre fierté. Méditons là-dessus. Pensons-y souvent. Nous avons le droit de dire, en parlant de nous: «Le 141 invaincu». Et de penser à ce que peut donner un régiment comme le nôtre, quand il est d’égal à égal.

 

Jean Pétré

 

 

 

La journée du 7 juin 1940

Discours du colonel Granier

à l’assemblée générale du 7 juin

 

L'Alpin du 141, 2e année, n°10, 1er juillet 1942

 

 

Mon cher Président, mes chers amis,

Laissez-moi vous dire tout d'abord la joie que j'éprouve à me retrouver pour quelques heures au milieu de vous. La vie, voyez-vous, apporte journellement à chacun de nous des plaisirs et des peines, et bien rares sont les moments où peines et bonheurs ne soient pas mélangés. Pourtant, chaque fois que je me retrouve au milieu de vous, je vis un de ces instants uniques où la joie seule gonfle le coeur; c'est que, mes chers amis, vous m'avez donné le plus beau souvenir de ma vie: celui d'une troupe qui, au milieu de tant de défaillances, a fait magnifiquement son devoir, et, de ce don, je vous reste éternellement reconnaissant.

Nous voici donc réunis en cette journée du 7 juin. Pourquoi votre président et moi-même avons-nous choisi cette date plutôt qu'une autre pour nous retrouver tous ensemble ?... D'autres journées ont peut-être été plus glorieuses: le 24 mai, le 5 juin, vous avez empêché l'ennemi de franchir le canal de la Somme; les 17 et 18 juin, vous lui avez interdit le passage de la Loire; en ces jours-là, vous lui avez imposé victorieusement votre volonté. Vous en avez conscience, et c'est la raison pour laquelle ils ont laissé dans votre mémoire des marques plus profondes. Dans ces journées-là, je n'ai jamais été inquiet; je connaissais votre vaillance; avec un obstacle comme le canal de la Somme ou la Loire devant vous, je savais que les Allemands ne pourraient vous attaquer avec leurs Panzer; vous n'auriez donc devant vous que l'infanterie allemande; dès lors, connaissant votre valeur et celle de vos cadres, j'étais tranquille.

Le 7 juin, la situation se présentait tout autrement. Le 6 juin au soir, la 3e DLI avait reçu l'ordre de quitter le canal de la Somme et de se replier sur la ligne Bois de l'Hôpital-Fréniches-Ferme de Rouvrel-Tirlancourt-Guiscard, c'est-à-dire sur une position non reconnue, sans point fort du terrain, sans obstacle anti-char... Pourquoi cet ordre de repli? C'est que le 5 au matin, l'offensive ennemie, attendue par le haut-commandement, s'était déclenchée. Dès le 5 au matin, après une puissante préparation d'artillerie et d'aviation, l'action ennemie s'était portée, d'une part, sur la VIe armée, sur le canal de l'Ailette, d'autre part, sur la VIIe armée (la nôtre), dans la tête de pont de Péronne, et sur la Xe armée, à notre gauche. Le 6 juin, l'ennemi avait continué ses attaques sur tout le front, entre l'Aisne et la mer. En fin de journée, entre Aisne et Oise, l'ennemi avait forcé le passage de l'Ailette et atteint la Malmaison et la région de Terny-Sorny. La Ve armée avait engagé toutes ses réserves sans pouvoir arrêter la progression ennemie, et le général commandant la VIe armée décidait de reporter son dispositif sur l'Aisne, au cours de la nuit du 6 au 7.

Devant la poche de Péronne où l'ennemi, appuyé par de nombreux chars, a attaqué sur les 19e et 29e divisions, sa progression a été profonde à la tombée de la nuit, le 6, l'ennemi a atteint Le Quesnel, Roye, Champien, Rouy. Entre Amiens et la mer, notre ligne toute entière a cédé sous le choc des Panzer divisionnaires, qui ont poussé jusqu'à la Bresle.

En cette fin du 6 juin, la 3e DLI et la 23e DI, à notre droite, forment une avancée entre Oise et canal Crozat, avancée menacée sur ses deux flancs par la progression de l'attaque allemande, et c'est cette menace qui décide le général Besson, commandant le GA3, à ordonner le repli des 29e DI, 3e DLI et 23e DI.

Vous vous souvenez des circonstances de ce repli, par une nuit magnifique, sur des routes encombrées d'unités de toutes armes. Malgré toutes les difficultés, l'aube du 7 juin trouve le 141e RIA installé sur la ligne qui lui a été fixée, le 1er bataillon à gauche, en liaison avec le 140, tenant les fermes de Rouvrel et du Bois-Brûlé; le 3e bataillon, à droite, en liaison avec le 107 de la 23e DI, tenant Tirlancourt; le 2e bataillon, en 2e échelon, à Thiescourt. Dans notre dos, au S.-E., le canal du Nord, canal sans eau, mais à bords francs qui n'est franchissable qu'aux ponts... L'aube est à peine levée que le régiment et les ponts du canal sont survolés par une nuée d'avions ennemis; le spectacle est impressionnant. La ronde infernale des stukas durera toute la journée, piquant sur les nœuds de communication et sur les ponts du canal, qui sont notre seule ligne de retraite. Dès 8h 30 se produisent les premiers contacts; la 7e compagnie, que j'ai laissée aux avant-postes à Flavy-le-Meideux, signale dès cette heure-là l'arrivée des premiers éléments de reconnaissance ennemis; elle se replie conformément à sa mission. A 9h 30, ont lieu les premiers contacts sur la position de résistance. L'ennemi n'attaque pas en force sur notre front; il tâte et tente de filtrer; mais au S.-E., c'est-à-dire à notre droite, sur la 23e division, les Allemands franchissant l'Oise à Noyon, attaquent en direction du nord, en vue d'interdire le repli des 3e et 23e DI. Au N.-O., c'est-à-dire à notre gauche, et presque dans notre dos, l'ennemi progresse le long du canal du Nord en direction du massif de Lassigny. Je réalise immédiatement la situation; nous sommes dans une véritable nasse, que les Allemands essaient de refermer derrière nous. De 11h à 13h, j'apprends successivement qu'entre le 141 et le 140 des infiltrations se produisent aux lisières du bois de l'Hôpital; qu'à l'est, le 107, qui tenait Guiscard et étayait ainsi notre droite, s'est replié.

Si les infiltrations entre le 141 et le 140 ne m'inquiètent que peu, par contre le recul de la 23e DI me cause de grosses inquiétudes. J'envoie plusieurs fois le capitaine Laurens (capitaine adjoint au chef de corps) en liaison auprès du colonel commandant le 107 et, à 13h, le capitaine Laurens me rapporte un ordre du général commandant la 23e DI qui ordonne le repli de sa division en direction de Lagny, sur un itinéraire qui coupe tous les arrières de la 3e DLI. J'apprends, en outre, que l'ennemi progresse toujours du Nord au Sud le long du canal du Nord.

Ainsi l'étreinte se resserre... Que va être la fin de l'après-midi? Sur notre front, l'ennemi ne pousse guère; tout le drame se joue sur notre flanc droit, et dans notre dos.

Sur ces entrefaites, je reçois à 13 heures, dans la cave qui me sert de PC, un ordre du général commandant la 3e DLI, qui, étant coupé de ses régiments, son PC de Dives étant pris depuis plus de deux heures sous un violent bombardement d'avions, me prescrit de mener les opérations à mon initiative, le 140e RIA devant régler sa conduite sur celle du 141e RIA.

De 13h à 15h, la situation s'aggrave. Sur le flanc droit, l'ennemi progresse; les groupes Pinelli et Le Coroller qui appuient le régiment, commencent à recevoir des balles de mitrailleuses, tirées à longue distance. Le 107 s'étant replié, le flanc droit du régiment est découvert. Dans mon dos, j'entends le grondement du canon; la bataille descend le long du canal du Nord. Il faut, dès maintenant, préparer le repli à effectuer la nuit, et, dans ce but, gagner du temps. C'est pourquoi à 15 h, je décide de replier toute la ligne de combat de la division sur la ligne lisière ouest du bois de l'Hôpital, Frétoy-le-Château, Rezavoine, Muirancourt, et de rechercher au S.-E. la liaison avec le 107. Le 2e bataillon viendra prendre position à Rézavoine, pour soutenir ce repli. Le 3e bataillon tiendra Muirancourt. Le 1er bataillon traversant le 2e bataillon, viendra en réserve dans le bois du Chapitre. Les deux groupes d'artillerie se repliant par échelon, viendront prendre position à l'ouest du bois du Chapitre. Mon PC se repliera, une fois le 2e bataillon en place à Rézavoine, sur Chevilly. Le 3e bataillon étant pressé de plus près que le 1er, je prescris à une compagnie de chars R35 que j'ai à ma disposition, de contre-attaquer pour permettre le décrochage du 3e bataillon. Elle le fait avec un admirable esprit de sacrifice; la perte de la moitié de ses chars, et la mort de deux officiers dont son capitaine, sont la rançon d'un sacrifice, devant lequel je m'incline très bas.

Vous pouvez juger, mes chers Alpins, de mon état d'esprit en ce 7 juin, 15 heures, et, dès lors, vous ne vous étonnerez pas, mon cher Pétré (1) de m'avoir trouvé d'une bien peu folle gaieté, lorsque vous êtes venu me trouver à Rézavoine, et que votre bon appétit a liquidé les restes relativement importants du repas de l'Etat-major.

Le repli s'effectue en bon ordre. Le PC du 141 se transporte à Chevilly, dès que le 2e bataillon est en place; il est l'objet d'une violente attaque d'avions à la bombe et à la mitrailleuse, et le capitaine Laurens se rappellera longtemps ses innombrables plats-ventre, magnifiques exercices de souplesse, qu'il accomplira sans jamais lâcher la sacro-sainte serviette où se trouvent tous mes papiers de commandement.

A 16h 30, le nouveau dispositif est en place; ce repli de 3 km doit, à ce que je pense, me permettre de gagner du temps; mais l'ennemi n'a pas été surpris; il suit de près, et, dès 17h 15, le 2e bataillon me signale par radio que sa gauche est fortement pressée et qu'il a perdu toute liaison avec le 140e. Je suis sans liaison autre que la radio, avec les deux bataillons en ligne; je ne sais exactement la situation de l'ennemi; je joue alors ma chance. Je connais le terrain j'étudie la carte. L'ennemi ne peut être que dans la partie boisée au N.-O. de Rézavoine. Malgré l'infernale ronde d'avions qui continuent, je prescris au groupe Pinelli de déployer au moins une batterie, et de tirer à toute vitesse pendant dix minutes, sur cette région boisée. Un quart d'heure après, je reçois un nouveau radio du 2e bataillon ainsi conçu «Bravo pour le tir; en plein dans les Allemands, qui sont stoppés; ma compagnie de gauche reprend ses positions...» Ce radio me rassure; j'avoue qu'un instant j'avais eu chaud.

A 19 h, je reçois du général de division l'ordre de replier tout le dispositif à l'ouest du canal du Nord, dans le massif de Lassigny. Le repli s'effectue dans la nuit, à travers des villages en flammes, encombrés de cadavres d'hommes et de chevaux; les derniers éléments du régiment ne se décrochent que le 8 à 3 heures, non sans éprouver d'immenses difficultés; ceux qui, parmi vous, faisaient partie de la section d'éclaireurs-motos du lieutenant Lanza, ont dû en garder un souvenir extrêmement précis.

Malgré tout, le 8 juin, à 6 heures, tout le régiment se trouve rassemblé pour de nouvelles tâches, dans la région de Thiescourt, c'est-à-dire dans le massif de Lassigny, après avoir vécu, le 7 juin, une journée qui aurait pu être néfaste, si vous n'aviez pas été les Alpins manoeuvriers et décidés que vous vous êtes montrés une fois encore en ce jour-là (…).

 

(1) Capitaine commandant la 6e compagnie, 2e bataillon, président de l’amicale régimentaire du 141e RIA.

 

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20 juillet 2010 2 20 /07 /juillet /2010 13:11

L’aventure du capitaine

Cette interview de Jean Pétré sur son arrestation et son séjour au camp de Buchenwald a été réalisée par le Lieutenent Galy. Elle est parue dans l’Alpin du 141, bulletin de l’Amicale régimentaire du 141e RIA, n°29, septembre 1945. NDLR en 2010 : le texte original, issu de notes prise au vol et parfois fort allusives ou difficilement compréhensibles, a été légèrement modifié, tout en veillant au respect absolu du contenu.

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Notre capitaine est, paraît-il, trop occupé pour écrire dans l’Alpin et raconter sa dramatique histoire. Heureusement pour nous, s’il n’écrit pas, il parle. Il n’a rien perdu de son talent de conteur. Il affirme (et on le comprend bien !) qu’il désire oublier des souvenirs trop affreux, mais ses alpins ont le droit d’être curieux. Voici pour les satisfaire, quelques morceaux des vivants récits recueillis autour d’une table de l’Amicale.

L’arrestation

Quelques jours avant moi, un Résistant impliqué dans la même affaire avait été arrêté: je comprenais qu’il fallait me cacher, mais j’avais encore à faire un voyage à Nice. Au retour, je voulais voir un [membre de l’AS] pour une opération de parachutage. Je lui donnais rendez-vous à l’Amicale le dimanche 4 juillet 1943. Je comptais disparaître immédiatement après.

Je me méfiais tellement que j’avais mis un mot (1) à l’Amicale pour cet homme : «Si je ne suis pas là à onze heures, filez». Hélas, il n’a pas filé et s’est fait prendre. J’arrive donc devant la rue Frédéric-Chevillon. Je vois au coin du Chapitre une automobile, avec un homme à côté; je me dis : «C’est louche». J’avance dans la rue. Au coin de la rue du Coq, deux autres types arrêtés : «Compris!», je vais faire demi-tour. Trop tard. Je sens une main sous mon bras, armée d’un révolver : «Vous êtes arrêté, monsieur!»

Il me fait revenir vers l’auto. Je réfléchis sans perdre de temps : «Je peux filer». D’une bourrade, je me débarrasse du gardien et fais tomber son revolver par terre. Naïf, il se baisse pour le ramasser. Pendant ce temps, je bondis derrière l’autre, j’ai le temps de voir la tête du chauffeur ahuri ! Hélas, il y avait deux autres types que je n’avais pas vus, cachés derrière les arbres du Chapitre. Ce sont ceux-là qui m’ont «eu».

Ils me font monter dans l’auto. A côté de moi, quelqu’un… que j’avais connu dans la Résistance, qui avait une demi-douzaine d’attentats à son actif, avant de changer. Je l’engueule : «Tu fais un sale boulot !» Il ne peut que répondre : «Ça s’arrangera».

[Pendant ce temps, la Gestapo intervient au siège de l’Amicale, 16 rue Frédéric-Chevillon et arrête le contact de Jean Pétré, ainsi que dans la rue, Pietri, baptisé par la Gestapo, son «garde du corps».]

La Gestapo perquisitionne à mon domicile, elle n’a rien trouvé.

 

Tortionnaire 2 Echeverria[1]

Le Tortionnaire, sculpture Jesus Echeverria 

 

Interrogatoires

Lieut. Galy : A la Gestapo, rue Paradis, on vous a frappé ?

Jean Pétré : Oui… enfin pas trop ! Ce qui  était un peu gênant, c’est que pendant tout le temps, un type appuyait un revolver sur ma tempe, et que ce type est constamment saoul. C’était désagréable. Voici  la teneur de ce dialogue agité.

-       Vous aviez un rendez-vous à  L’Amicale ?

-       Non.

-       Vous aviez rendez-vous… (avec argument frappant).

-       Oui.

-       Avec qui ?

-       Je ne sais pas.

-       Comment ???

-       Oui ! Et avec l’air le plus innocent du monde : que voulez-vous, tout le monde croit que l’Amicale est un centre de Résistance. On me demande d’y entrer dans ce but. On me demande des rendez-vous. Je suis bien obligé de les accepter pour détromper les gens !

 

Et bien, cela a impressionné la Gestapo, d’autant qu’à ce moment-là, ils savaient peu de chose sur moi. Je me suis fichu de leur gueule. Je leur disais : ‘Ça n’existe pas l’Armée secrète ! Vous êtes à la poursuite d’une chimère ! Vous ne voyez pas que c’est ridicule ! Je vous trouve comique !’

Le mot n’a pas plu à mon Delage. Le jour de mon départ de Marseille, il m’a dit d’un ton détaché : ‘Vous ne nous aviez pas dit que vous étiez chef régional…’ et en me fichant une baffe : ‘C’est toujours comique, n’est-ce pas ?’ Heureusement, Delage est aujourd’hui sous les verrous. Je lui disais aussi : ‘Vous êtes fichus, fichus ! Vous ne le voyez pas ?’ Il m’a répondu : ‘Ça ne fait rien, on recommencera dans dix ans !’

 

Dunker Delage Ernest 2

  Photo anthropométrique d'Ernest Dunker-Delage lors de son arrestation. Condamné à mort le 24 février 1947 par le tribunal militaire de Marseille, il fut exécuté le 6 juin 1950. Le procès-verbal de son interrogatoire par le colonel Pétré après la Libération, figure dans ce blog, dossier "Crimes de guerre ennemeis, documents d'enquête".  

 

 

Le dernier voyage

 

Prison Saint-Pierre, Fresnes, Compiègne… Là-bas, c’était presque bien. Dire qu’ils vous faisaient trouver agréable le départ pour l’Allemagne ! Le départ : nous étions 120 par wagons de 40, avec chacun ses bagages. Tous debout, serrés les uns contre les autres, de tous les âges, de tous les genres. Près de moi, le beau-frère du général de Gaulle, un vieillard de 70 ans, le vicaire général de Dax. Nous n’avons rien eu à manger ni à boire durant tout le voyage, par un froid glacial, nous étions en janvier 1944.

Avec d’autres prisonniers, nous avions décidé de tenter de nous échapper. Le wagon était plombé, mais avec la complicité de gardiens, nous avions quelques outils pour scier les parois. Patiemment, nous sommes parvenus à faire un trou par lequel on pouvait se glisser. Nous avons tiré au sort l’ordre de sortie, j’avais le numéro 11. Nous avons commencé, 4, 5, 6… sont passés. Par le trou, ils passaient d’abord les jambes et le derrière, se tenaient accrochés, par les mains, puis se lâchaient en se lançant en arrière. Au septième, nous voyons le type agité par des secousses incompréhensibles, puis lâcher. Que se passait-il ? Au wagon de devant, les SS avaient vu les évasions et par la portière, ils canardaient le pauvre type.


 

Embarquement pour Compiègne 1

 

Embarquement de prisonniers dans des wagons à bestiaux par l'armée allemande et des policiers français, à Marseille en 1943. Extrait du livre "Marseille 1942-1944, Le regard de l'occupant" par Ahlrich Meyer, Edition Temmem.


 

Ce fut pareil pour le huitième, le neuvième… le dixième s’est désisté et moi aussi. Ce n’est pas tout. A l’arrêt suivant, la porte s’ouvre, les SS sont là et tirent dans le tas. Le chef fait ensuite descendre dix types. Je l’entends en allemand, crier : « Des jeunes ! » Ils les font mettre complètement à poil et ils s’en vont. On ne les a plus revus… fusillés certainement.

Nous repartons. Dans le wagon, il n’y avait pas de tués, seulement des blessés. A la frontière, nouvel arrêt. Les Allemands nous donnent l’ordre d’enlever tous nos vêtements, nos souliers et de laisser nos bagages sur place. Ils nous font descendre, puis nous font remonter dans un autre wagon, toujours aussi serrés.

Nous avons fait ainsi le reste du trajet pendant deux jours et deux nuits, avec le froid de janvier. Sans manger ni boire, la soif surtout était terrible, des types en devenaient fous. Trois d’entre nous sont morts A l’arrivée, on nous a fait sauter tout nus dans la neige et nous avons gagné le camp à plusieurs centaines de mètres de là.

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20 juillet 2010 2 20 /07 /juillet /2010 13:11

 

L’arrivée au camp de Buchenwald

 

Il est plus difficile de raconter un séjour qu’un voyage. Le voyage, avec ses péripéties, fut agité, certains devenaient fous, ils hurlaient dans le wagon… Au contraire, ce qui fait l’horreur du séjour, c’est qu’il ne se passe rein, dans cette vie lamentable —si l’on peut appeler cela une vie— où l’on descend chaque jour un degré, au point de perdre toute notion de dignité humaine, au point de ne plus devenir qu’un tube digestif… et qui sent mauvais ! Dans ce camp, ça sentait la m…, ça sentait la mort. Avec, brochant sur le tout, cette odeur de cochon brûlé qui venait du crématoire où, chaque matin, la fumée qui montait nous disait que des copains avaient fini de souffrir.

L’étrange est que nous ne soyons pas tous morts. Ces salauds ne vous condamnaient pas à mort, mais ils vous laissaient mourir. Ce n’était pas très compliqué, avec des trucs très simples. Par exemple, le matin, il fallait aller au lavabo, c’est naturel. Mais le lavabo était à trois cents mètres de la baraque et il faisait entre dix et quinze degrés au-dessous de zéro. Alors, ils vous jetaient dehors à quatre heures du matin, le torse nu. Vous alliez au bâtiment du lavabo, mais il était déjà occupé par tous ceux qui passaient avant votre baraque. Vous attendiez de pouvoir entrer pendant trois quart d’heure, une heure, dehors, les pieds dans la neige. On se lavait à l’eau glacée et, bien entendu, nous n’avions pas de serviette pour nous essuyer. Alors on s’essuyait avec sa chemise et on remettait sur le dos la chemise trempée. Ensuite, nous attendions encore dehors durant une heure, la baraque étant fermée. La raison officielle : pour le nettoyage. Le type qui, avec ce système, n’attrapait pas une bonne pneumonie était un veinard.

Lorsque l’on tombait malade, on allait à la visite. Mais là encore, nos gardiens avaient trouvé un bon truc : pas de salle d’attente pour les malades. Il fallait se rassembler dans une grande cour, et après l’appel du matin, attendre dans cette cour pendant une bonne heure et sortir au tourniquet pour aller à l’infirmerie. On poireautait donc deux heures, dans le vent glacé, en attendant que le médecin vous reçoive, toujours les pieds dans la neige. Celui qui avait une pneumonie était guéri, on ramassait les types par terre, plus ou moins morts.

 

Comme une lampe sans huile qui s’éteint

 

Le froid, c’est une chose, mais le froid et la faim ensemble, c’en est une autre. Le froid mine plus que la faim. On fond au froid davantage qu’avec la faim. Lorsque les deux sont réunis, on se sent f… le camp rapidement, dans un épuisement qui s’accentue tous les jours, sans souffrance aiguë ou précise, comme une lampe sans huile qui s’éteint. C’est finalement une délivrance, mais avant d’en arriver là, on en voit.

Je vous ai dit qu’à l’arrivée, durant la nuit du 29 au 30 janvier 1944, les Boches nous ont fait sauter du wagon dans la neige. Nous étions tout nus. Nous avions compris pourquoi, c’était pour nous empêcher de nous évader pendant le voyage. A l’entrée du camp, il y avait des chiens hurlant autour de nous et les SS nous fouaillaient à coup de schlague. Un de mes camarades ayant reçu un coup de poing sur la figure, tout ahuri qu’il était, a eu le réflexe de le rendre. Mal lui en prit. Il n’a pas recommencé. Un coup de revolver l’a étendu net, tandis que tous les SS se tordaient de rire. Nous avons continué à comprendre…

La gare est à huit cents mètres du camp. Je me demande comment je parviens à me souvenir de tout cela, tant nous étions abrutis par ces trois jours et trois nuits, entassés dans les wagons, avec des types qui hurlaient et se battaient, dans l’excitation et la folie, et trois ou quatre cadavres de ceux qui n’avaient supporté ce… traitement.

Les SS nous ont d’abord emmenés aux douches. Nous n’avions pas à nous déshabiller, c’était fait depuis trois jours. Ceux qui avaient fait le voyage dans des wagons où il n’y avait pas eu d’évasions, étaient dépouillés de tout ce qu’ils possédaient. Leurs bijoux (alliances, bagues, montres) étaient soigneusement mis dans des enveloppes cachetées à leur nom. Ils n’ont évidement jamais revu cette enveloppe. Leurs valises et leurs effets étaient emportés. Ceux de mon wagon étaient débarrassés de ce souci, nous avions tout laissé en route.

 

Loques de prisonniers morts

 

Un Boche nous faisait ouvrir la bouche pour vérifier que nous ne cachions rien. Puis, nous passions au salon de coiffure : une pièce très propre où une vingtaine de coiffeurs en blouse blanche ? opéraient avec des tondeuses électriques. Ces coiffeurs, nous l’avons appris par la suite, étaient des «planqués», pour la plupart Allemands, Tchèques, Polonais, peloteurs (2) et mouchards, qui savaient lécher les bottes des SS. Et il y en avait, de ce genre ! Ils nous ont tondus de la tête au pied. Et je vois encore cet excellent docteur Crutel, ex-notable radical et solennel, regarder avec mélancolie sa belle barbe qui tombait.

Tout était propre et ce fut pour nous une impression agréable de voir ce souci de désinfection. On nous fit plonger tête baissée, dans un bassin d’eau au grésil. Cela piquait partout, nous nous ne nous en plaignions pas. Puis ce fut une longue douche très chaude. Nous crevions tellement de soif que nous buvions cette eau à plein gosier.

Après nous avoir fait remplir quantité de fiches de renseignement, ils nous ont donné des vêtements. Ce n’était pas vraiment rigolo, en sortant de la salle de douches bien chaude, de passer par d’immenses couloirs glacés, toujours à poil. Nous sommes passés à la queue leu-leu devant des sortes de comptoirs où l’on nous a donné une chemise, un caleçon, un pantalon, une veste, une casquette. Tous ces vêtements étaient désinfectés, mais en loques. Plus de sabots, mais des «claquettes», c’est à dire une semelle de bois avec une bride. Comme vous pouvez l’imaginer, épatant et très pratique dans la neige !

Quant nous nous sommes vus, habillés de la sorte, nous ne nous reconnaissions plus. Nous étions grotesques, pire que des clochards. J’avais une casquette avec une immense bâche à visière, je me demande qui avait bien pu l’acheter neuve ! Elle était invraisemblable et comique, mais je lui garde une vraie reconnaissance parce que son énorme visière m’a par la suite, admirablement protégé des tempêtes de neige et de la pluie.

Tous ces vêtements étaient des loques de prisonniers morts. On ne perd rien chez les Boches. Il y avait des milliers de chemises en percale blanche, bordées de fleurettes multicolores qui nous épataient. Nous avons su par la suite que ces chemises étaient une spécialité des Juifs de Pologne. Imaginez le nombre de ceux qu’ils ont fait crever pour disposer de tant de chemises à fleurettes !

 

Envahis de puces

 

Une fois habillées, les SS nous ont conduit dans nos baraques. A Buchenwald, deux camps différents sont séparés par des barbelés : le grand et le petit camp. Le second est pour les nouveaux arrivants qui y passent en quarantaine, elle dure trois semaines. Des jours péniblement monotones où l’on nous a fait des séries de piqûres dites prophylactiques, contre la typhoïde, le typhus, la diphtérie, etc.

Les Boches disent qu’ils ne veulent pas de malades. Ils nous annoncent : «Ici, il n’y a pas de malades, il n’y a que des vivants et des morts». Et les anciens nous apprennent que, dans le camp, on ne doit pas vivre plus de six mois. Celui qui ne crève pas avant, ou bien c’est parce qu’il mange trop, ou bien c’est parce qu’il ne travaille pas assez. En somme, c’est un profiteur !

Les piqûres n’étaient pas du tout douloureuses. J’ai supposé que c’était du chiqué, ils ne gaspillaient pas des vaccins pour des types qui, de toutes façons, étaient destinés à crever. Sans doute, nous inoculaient-ils de l’eau distillée, pour avoir l’air de faire les choses. Le Boche veut toujours «avoir l’air», il se ménage en tout un alibi et chez lui, c’est une précaution élémentaire de façon à dégager sa responsabilité, quoi qu’il arrive ! Avec le Boche, c’est toujours l’autre qui a tort. Si vous crevez du typhus, c’est votre faute, puisqu’ils vous ont soigneusement vacciné. Comme j’en ai vu mourir des centaines qui avaient été soi-disant immunisés, je suis certain que leurs vaccinations étaient de la frime. Mais ils avaient l’alibi, la mauvaise foi du Boche donne une idée de l’infini.

Nous étions dans des baraques en bois. Le petit camp n’avait que des baraques en bois, le grand camp en avait en ciment. Nos baraques étaient d’un triste… Sur toute la longueur, il y avait de chaque côté des bas-flancs sur quatre étages, les plus bas étant au raz du sol. Sur ces bas-flancs, se trouvaient nos paillasses en paille pourrie, d’une saleté repoussante. Nous avions chacun une couverture abominablement sale de toutes les sueurs d’agonie des pauvres types qui étaient morts, entortillés dedans.

 

Bagne de Cayenne, le paradis

 

Invraisemblable qu’ils nous désinfectent si bien à l’arrivée et qu’ensuite, ils nos laissent dans des locaux si sales. Nous étions envahis de puces. Jamais je n’aurais cru que l’on pouvait tant en avoir, au point qu’il était impossible de dormir. Elles vous dévoraient toute la nuit, par bataillons entiers, dans les jambes, à la taille, sous les bras. C’était absolument intolérable et bien entendu, personne ne s’occupait de désinfection.

Au milieu de la baraque, il y avait des tables où l’on mangeait, et un étroit passage permettant de parcourir toute la baraque en long. Au centre, se trouvait le chef de baraque et ses aides. Presque toujours de sales types, des brutes épaisses, allemandes, polonaises ou tchèques. C’était de puissants personnages qui avaient pratiquement droit de vie et de mort sur nous tous. Ils nous traitaient comme des chiens, à grands coups de trique ou de pied, nous rossant pour un rien ou pour rien, volant nos rations pour se goberger (3), tandis que nous crevions de faim. Ils étaient tous gros et gras, passant leur temps à boulotter (4) ce qu’ils rabiotaient dans nos maigres rations.

J’étais au blok… c’est à dire une baraque, j’évite autant que possible de prononcer un seul mot boche, tant cette langue est infâme, comme les Boches eux-mêmes. Donc, j’étais à la baraque 61, nous avions comme chef de blok un Boche d’une trentaine d’années, qui, disait-on, était détenu depuis dix ans pour anti-hitlérisme. Au moins celui-là, était un «politique», parce que la plupart des chefs qui nous encadraient, étaient des condamnés de droit commun, assassins ou voleurs, qui faisaient leur temps de bagne.

Comme en Guyane, c’était un bagne, mais pire encore. Les Boches ont commis cette infamie de déporter des Français «coupables» d’être des patriotes et de les condamner au bagne. Quand la Gestapo m’a arrêté, je pensais qu’ils allaient me fusiller ou me condamner à la détention dans une forteresse. On savait ce que l’on risquait en faisant de la Résistance.

 

Tué de coups

 

Mais jamais je n’aurais cru qu’ils oseraient transformer en bagnards des milliers d’hommes parfaitement honorables. Pire que des bagnards ! J’ai eu comme camarade de travail, un Boche qui avait été à la Légion. Il y avait été condamné à quinze ans de travaux forcés qu’il fit à Cayenne. Puis il s’était évadé de la relégation, bref, un enfant de cœur. Rentré en Bochie, il avait plus ou moins zigouillé une vielle femme et il en avait pris pour vingt ans. Eh bien, il était avec nous, comme nous, mieux que nous, car les Boches, mêmes bagnards, font toujours partie de la race supérieure… il me disait, qu’à côté de Buchenwald, Cayenne était le paradis et il avait la nostalgie de la Guyane !…

Notre chef de blok était donc un politique, il portait l’écusson rouge, comme nous. Selon son ’origine’, chacun avait sa couleur. Nous portions un écusson de toile avec, au-dessus, notre numéro matricule, sur le côté gauche de la poitrine. Les politiques avaient un écusson rouge, les droits communs, c’est-à-dire les condamnés pour assassinat ou vol, avaient un écusson vert. Nous les appelions «les verts». Bien entendu, les Juifs l’avaient jaune. On trouvait aussi les objecteurs de conscience qui avaient refusé de se battre et qui portaient un écusson violet. C’était de braves gens que, d’ailleurs, les SS mettaient dans de bonnes planques. Quant à ceux qui avaient l’écusson rose, vous devinez ce que c’était. Il y en avait pour tous les goûts…

Mais pour en revenir au chef de blok, c’était une brute immonde, toujours le poing levé, frappant à tort et à travers, et qui s’était choisi des aides aussi brutaux que lui. Il avait parmi eux un jeune Polonais élevé en France, fils de mineur du Nord, qui parlait très bien notre langue et qui se régalait à battre les Français. On l’appelait Antoine et si je le retrouvais sous la main, je lui ferais illico son affaire. Un matin, je l’ai vu tuer littéralement de coups le pauvre docteur D. (je ne veux pas dire le nom à cause de la famille), un vieillard de 70 ans qui, malade, ne pouvait pas se lever pour aller à l’appel. Le chef de blok est venu à la rescousse et, à grands coups de pieds dans les côtes, a achevé le malheureux.

(à suivre)

 

(1)    Annotation manuscrite de Pierre Duny-Pétré : «Le mot que j’ai détruit».

(2)    Peloteur : flatteur, hypocrite.

(3)    Goberger : faire bombance.

(4)  Boulotter : se bâfrer. 

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20 juillet 2010 2 20 /07 /juillet /2010 13:11

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20 juillet 2010 2 20 /07 /juillet /2010 11:30

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20 juillet 2010 2 20 /07 /juillet /2010 11:30

Correspondance de

Jean Pétré

1939-1941


Jean Pétré, fut capitaine au 141e Régiment d’Infanterie Alpine en 1939-1940. Né le 27  octobre 1896, il est décédé dans sa ville natale à Saint-Jean-Pied-de-Port le 7 avril 1959. Sa biographie a été publiée par l’Amicale des Anciens du 141e RIA. Elle est aujourd’hui disponible à l’adresse internet suivante :

http://colonel.petre.resistance.marseille.over-blog.com.
Tous les documents indiqués et décrits ci-dessous ont été recueillis par son neveu Pierre Duny-Pétré. Ils se trouvent au domicile de Mme Jeanne Duny-Pétré, Hegitoa, Eiheraberri auzoa, 4, Uluntzeko bidia, 64220 Donibane Garazi. Tél : 05.59.37.04.91. Ce travail de compilation a été réalisé par Arnaud Duny-Pétré, son filleul, à Bayonne, Tél : 05.59.59.37.64. arnaud.duny-petre@laposte.net.


Présentation : 1- Numéro d’ordre ; 2- Auteur ; 3- Titre, et/ou contenu ; 4- Date ; 5- Support : nombre de pages, nature et couleur du papier, manuscrit, tapé à la machine ronéotypé, imprimé, format, état (piqué, déchiré, etc.).



Liste de documents et leur contenu


1- Deux lettres du Commandant Levêque à Jean Pétré, octobre et novembre 1939.


2- Trois lettres de Emile de Vireuil à Jean Pétré, juillet 1940.


3- Une lettre d’un cousin datée du 10 juillet 1940.


4- 47 lettres de Jean Pétré à sa sœur Jeanne Haritschelhar et son beau-frère Clément
Haritschelhar (Bayonne) du 4 septembre 1939 au 27 mars 1941. Nombreuses lettres du front sur la Somme pendant la période de mai juin 1940.

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Présentation

  • : Colonel Pétré, la Résistance à Marseille
  • : Biographie du Lieutenant-Colonel Jean-Baptiste Pétré, chef régional de l'Armée Secrète AS à Marseille. Archives de l'AS, de la déportation, de l'épuration. Campagne de France et Résistance durant la 2ème guerre mondiale.
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